La formule canonique « à gros leurre, gros poisson » est maladroite et responsable à elle seule d’une grande partie des mésinterprétations à son sujet. Son ellipse grammaticale, qui n’est qu’une tournure de style, laisse en effet à penser que l’absence de verbe convoquerait secrètement quelque connecteur logique tel que p=q, de sorte que les gros leurres impliqueraient les gros poissons, voire que cette implication serait double et s’écrirait avec Russel : « il existe quelque chose telle que les gros poissons veulent de grosses proies et les gros leurres prennent des gros poissons ». Il n’est alors aucunement difficile au premier clampin venu, de démonter les ressorts de cette logique formelle en assénant un assez peu subtile « la semaine dernière, j’ai pris un métré avec un leurre de quatre centimètre » ou un « j’ai pris une perche minuscule sur un bigbait »…
Le problème, c’est que rétorquer à la proposition « à gros leurre, gros poisson » de telles objections, c’est exactement comme de déclarer qu’on peut très bien sauter du haut d’un immeuble parce qu’un jour un type a survécu à une chute du cinquième. C’est confondre deux ordres de discours, l’un nomologique, l’autre statistique, le clampin ne nous apprenant ici rien sur la pêche, mais long sur sa propre incompétence. Comme le dit si bien la scientifique Esther Duflot, « il y a toujours une anecdote pour masquer les données ». En bref : mec, on s’en branle de ton brocheton pris sur un bigbait. Ce n’est pas parce que tu ne sais pas réfléchir qu’il faut en dégoûter les autres.
Un philosophe, Reichenbach, a assez bien résumé les choses. Celui-ci notait en effet que certains énoncés scientifiques semblent être bien davantage que des énoncés de croyance. Si nous disons :
- Toutes les sphères d’or ont une masse inférieure à 100 000kilos
- Toutes les sphères d’uranium ont une masse inférieure à 100 000kilos
Les probabilités sont importantes pour que ces deux énoncés soient vrais. On imagine mal la découverte un jour d’une sphère d’or, qui plus est de cent tonnes. Pourtant, le second énoncé est simplement impossible, parce qu’une telle masse d’uranium se transformerait en bombe atomique ! Il y a donc une différence de crédibilité énorme entre ces deux énoncés. L’énoncé numéro 1 est donc une généralisation accidentelle, et l’énoncé numéro 2 un énoncé nomologique. Ce pourquoi, si nous écrivons maintenant :
- Nécessairement, toutes les sphères d’or ont une masse inférieure à 100 000kilos.
- Nécessairement, toutes les sphères d’uranium ont une masse inférieure à 100 000kilos.
Cette fois le premier énoncé est tout simplement faux en raison de sa formulation : même s’il est statistiquement presque impossible de trouver une telle sphère d’or dans l’univers, cela demeure possible, alors qu’en effet, il est nécessaire qu’une telle sphère d’uranium n’existe pas, en vertu des lois de la physique.
Reste que la proposition « big bait, big fish » est problématique. Sa forme, nous l’avons dit, induit une confusion. Mais plus grave, elle massifie exagérément des données qu’il vaut mieux tenir séparées. Sa montée en généralisation, si elle ne viole pas le cadre scientifique, excède la pêche qui demeure une simple pratique, qui ne s’accommode donc que du particulier. S’il est vrai qu’à l’échelle de la planète les gros leurres feront davantage de gros poissons, ce n’est pas forcément vrai une fois ramené à ce plan d’eau-ci ou à cette saison précise. En ce sens, l’objecteur n’a pas tort : trop générale, la proposition rate son domaine d’application (la pêche à la ligne). Ce qui est scientifiquement vrai n’est pas toujours pratiquement efficace. L’échelle importe beaucoup. Par exemple, nous continuons tous à utiliser dans notre quotidien la loi de gravitation newtonienne, voire même la physique aristotélicienne (les objets qui montent et ceux qui vont vers le bas), alors qu’elles sont toutes deux dépassées par la relativité restreinte. Simplement ces approches du réel demeurent-elles concrètes à l’échelle où nous opérons.
Ce qui empêche le saut nomologique de « à gros leurre, gros poisson » est que d’autres lois, beaucoup plus fondamentales (parce que biologiques et physiques), opèrent en sous-main. Elles apportent à la proposition « big bait, big fish » sa validité, mais aussi ses exceptions. Certaines lois physiques fondent la proposition : un très gros leurre est plus difficilement ingérable par un petit carnassier. De même, certains faits biologiques renforcent sa validité : l’apport en protéine, par exemple. Toutefois, d’autres facteurs biologiques vont contrarier la montée en généralité, comme tout simplement l’opportunisme alimentaire.
A la pêche comme ailleurs, nous essayons en permanence de schématiser une situation pour mieux la saisir intellectuellement. Or, cette schématisation est indispensable à ce qu’on appelait autrefois les sciences de l’esprit, en premier lieu la psychologie. Dans un domaine d’étude aussi complexe que la psyché humaine, il s’agit d’éliminer les bruits, les cas particuliers, pour ne garder qu’un motif simplifié et récurent, que l’on puisse ensuite appliquer au maximum de cas possibles. Or, cette approche, typique du XXè siècle, a donné un nom à ces motifs, ces patrons de l’activité cérébrale : le pattern.
Obtenir un pattern veut dire qu’on met volontairement de côté le poisson qui fait ceci ou celui qui fait cela, pour se concentrer sur ce que font les poissons en général. On déplace l’analyse de l’individu vers l’espèce (ce qui est le propre de la démarche scientifique classique). Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que l’expression « à gros leurre gros poisson » n’est pas un pattern, mais ne prend sens qu’une fois appliquée à un pattern. Vous imagineriez-vous dire « à gros leurre, gros poisson » alors que des dizaines de poissons énormes se jettent continuellement et goulûment dans un banc d’ablettes ? La proposition n’aurait pas de sens parce qu’elle perdrait le contexte dans lequel elle peut s’inscrire.
On peut toujours dire, accoudé à un comptoir de détaillant, « big bait, big fish », puisque le contexte venant à manquer, l’axiome prend soudain une allure générale qui en empêche la critique. En retour, on peut bien prélever quelque contre-exemple sur ses souvenirs, cela ne touche en rien à la validité de la proposition, puisqu’on ne peut opposer un contexte particulier à une proposition d’ordre générale.
D’un point de vue théorique, la proposition « à gros leurre, gros poisson » est valide à condition qu’elle soit comprise. Cela implique que si l’on additionne tous les contextes possibles où elle trouve à s’appliquer, elle sera vérifiée dans une majorité de situations. Mais cela signifie aussi qu’elle sera vraie — et non simplement valide — qu’une fois impliquée à un contexte, c’est-à-dire liée à un pattern.
Si je vois les brèmes frayer, et que je remarque sur mon Hélix que les silures sont embusqués derrière, j’opterais sans doute pour un leurre présentant un certain volume, et la proposition « à gros leurre, gros poisson » sera vraie non parce que prendre un bigbait me fera prendre un plus gros silure, mais parce que ce bigbait me fera prendre un poisson d’une plus grosse espèce. Le pattern va délivrer le sens de la proposition en fournissant les dénotations de « leurre » (par exemple la Line Thru Trout 40cm) et de « poisson » (ici l’espèce silure). Approche très frégéenne, mais parfaitement valable ici.
En effet, la proposition « à gros leurre, gros poisson » ne veut en elle-même rien dire, sinon ce qu’on veut bien y mettre. La presse halieutique comme Internet se sont faites une spécialité des formules creuses et des phrases vides de sens, aussi n’ont-elles eu aucun mal à populariser cette expression à coups de faux-débats, jusqu’à la rendre parfaitement inefficiente. Mais dès lors qu’on accepte d’en respecter l’esprit, on se rend compte qu’elle est d’une fertilité rare.
Pourquoi en effet ai-je pris pour exemple les silures attaquant les brèmes ? Parce qu’il est contre-intuitif. Ordinairement, parce que la question du contexte n’est jamais abordée, on entend l’expression « à gros leurre, gros poisson » comme une méthode pour prendre de gros brochets, par exemple. Voyez comme on prête volontiers un contexte à une proposition qui n’en a pas, qui n’en veut pas, qui tire même son intérêt de ce qu’elle peut faire abstraction de tous les contextes pour tirer une règle statistique.
Début septembre, lors d’une session avec Manu Norena, nous nous sommes aperçus que les brochets ne réagissaient qu’aux gros leurres. Croyez-vous que je parle là de brochets de 90+ ? Que nenni ! Il s’agissait de provoquer des attaques de la part de simples jacks, et nous n’avons pas passé les soixante-dix centimètres. Nous faisions passer à toute allure des Kick-S Minnow en king size, des Rattle Shads, des Effzett Catfish au-dessus des brochets, et ils attaquaient. Certes, ils n’étaient pas gros, mais comme nous ne prenions que des perches avec des leurres plus petits, il demeurait vrai que dans notre situation, de gros leurres prenaient de grosses espèces de poissons. Ainsi, Manu et moi-même aurions pu trouver dans cette partie de pêche matière à objection pour notre proposition « à gros leurre, gros poisson », puisque nous ne prenions que des brochets petits et moyens. Mais en disant cela, nous aurions simplement montré que nous n’avons rien compris à ce qui s’était vraiment passé, et notre incompétence à établir un pattern.