Publié en 1984, au moment précis où la pêche de la carpe enjambait la Manche vers le continent pour y être consacrée, Redmire Pool, de Kevin Clifford et Len Arbery, demeure de ce fait encore un livre uniformément anglo-anglais, et révélateur d’un état d’esprit britannique encore inconscient de possibles syncrétismes avec le reste de l’Europe. Il était donc tout à fait attendu, selon la logique de l’édition, qu’un livre retraçât l’histoire de ce qui apparaissait comme l’épicentre immuable du phénomène carpe… et en révèle rétrospectivement les origines.
Modeste pièce d’eau du Hereforshire de trois acres (à peine plus d’un hectare !), Redmire Pool l’est beaucoup moins par la taille de ses carpes : genre de St-Cassien anglais, le plan d’eau a produit pendant des années les plus gros poissons de Sa Majesté. En 1955, quand Fred J. Taylor, une notoriété anglaise, se rend pour la première fois sur Redmire Pool, le lac est déjà une légende. Celui-ci raconte que s’il a bien eu la chance d’avoir accès au plan d’eau, il n’a enregistré que deux touches en dix ans et quelques parties de pêche (il confesse n’avoir vu que deux carpes se faire prendre dans la même période). Mais si on pêche à Redmire Pool, ce n’est alors pas simplement pour pouvoir dire « j’y étais » : on y voyait, ou croyait voir nager des carpes imprenables de plus de 25kg. Car Redmire Pool est aussi un pseudonyme : le véritable nom, la localisation exacte sont aisées à trouver, mais bien avant l’effet de sanctuarisation, un certain protectionnisme a conduit tout un chacun à parler pour cet étang du « Redmire Pool » (en raison de la couleur de sa terre).
On y apprend en tout cas que ces carpes furent pêchées sans attirer l’attention jusqu’en 1951, date à laquelle un pêcheur captura à l’aide d’une canne au coup une miroir de 31lb anglaises (14kg) qui jeta un formidable coup de projecteur sur le lac, puisque ce poisson constituait tout simplement le record britannique de l’époque ! Pour l’anecdote, le poisson fut gaffé, la seule alternative étant alors une épuisette très spéciale et très onéreuse, impossible à manipuler d’une main (la pêche de la carpe n’était alors pas une pêche d’équipe), qui était le seul modèle capable d’épuiseter une carpe de 30lb ! Où l’on voit que l’éthique est toujours dépendante de la technique et des moyens économiques…
Très vite, d’autres poissons de taille comparable se font prendre, à une époque où une carpe de 20lb est considérée comme un monstre. En fait, l’attrait irrésistible de Redmire Pool est qu’il permet de dire cette chose folle à l’époque : « oui, il existe des carpes de 20lb en Angleterre ».
Car très vite le lac produisit un nouveau record de 32lb, à la limite des capacités du matériel de l’époque, puis Dick Walter prit enfin une carpe de 44lb, qui finit sa vie au zoo, où elle devint une curiosité nationale pour des centaines de pêcheurs de carpe venus de tout le pays admirer la bête, la première (presque) 20kg anglaise…
On peut alors dire que les problèmes que posa Redmire Pool fondèrent à eux seuls la pêche moderne de la carpe. Il faut savoir par exemple qu’une ligne de 11lb entraînait un problème insoluble pour la technologie des années 50 : comment empêcher l’hameçon de s’ouvrir ? Mais je voudrais ici me concentrer sur un autre aspect de la pêche de la carpe : ses procédés éthiques.
Or, l’on peut dater ce deuxième commencement de la pêche de la carpe, quand l’année 54 tombe, et avec elle cette fois une commune de plus de 31lbs, le second plus gros poisson de l’histoire anglaise… toujours dans l’épuisette de Dick Walter. La chose folle est que cette carpe pesait en réalité 34lb, mais que Walter, qui avait déjà ravi le titre du recordman d’Angleterre à son ami Bob Richards, mentit sur le poids de la carpe pour ne pas le détrôner une nouvelle fois et ainsi risquer de blesser l’orgueil de son camarade. Il annonça donc un poids identique pour cette carpe à celle capturée par son ami quelques années plus tôt : 31lb et 4 onces. Une incroyable leçon de « gentleman attitude », qui allait devenir, avant les dérives des années 90 et surtout 2000, un véritable envoi normatif pour bon nombre de carpistes. Combien d’entre nous en effet continuent de partager les départs avec son coéquipier, et déjouer chaque session l’individualisme vulgaire ? Cette empreinte est celle de Dick Walter et d’un certain état d’esprit anglais.
Or, c’est de cette esprit de « fair play » si britannique, si aristocratique, que naquirent certains des ornements et pratiques de ce qui allait devenir la pêche de la carpe : au fur et à mesure des captures et des années, les photos commencent à montrer des genres de tapis de réception, souvent de simples couvertures en laine, mais dont on constate que ces mesures étaient directement liés non au respect de ces pêcheurs pour les carpes en général, mais leur obédience aux carpes de Redmire Pool en particulier. On ne respecte pas la vie et la santé des carpes en tant que telles, mais celles qui constituent des trophées, hic et nunc ou de demain. Si bien que ces couvertures sèches, principalement destinées à protéger les vêtements du mucus plutôt que l’inverse, vont être progressivement remplacées par le sac de conservation (sur lequel je reviendrai dans quelques lignes). Que la carpe se débatte lourdement au sol ne posait alors pas encore de problème : comment en effet un combattant, si fort qu’il peut rompre une ligne ou ouvrir n’importe quel hameçon, pourrait souffrir de son propre poids ? On voit par là que la prise de conscience de la fragilité de la carpe est sans doute directement liée à la relativisation grandissante de sa robustesse sous l’apport de nouveaux moyens techniques et technologiques pour les prendre.
C’est aussi le début de la naissance de grandes figures de la pêche de la carpe : Dick Walter bien sûr, Bob Richards qui sera le second « carpiste » a avoir capturé deux carpes de plus de 30lb dans sa carrière de pêcheur, mais aussi au début des années 70 Rod Hutchinson, et qui ont tous en commun de puiser leur prestige à des résultats spectaculaires assortis d’une certaine attitude que l’on salue comme digne de publicité.
On voit aussi apparaître sur les berges de Redmire Pool certains comportements plus ambigües, inexpliqués par leurs auteurs, mais qu’on reconnaîtra sans peine, comme lorsque Dick Walter, sans doute autant pour essayer de créer d’autres Redmire Pools que pour garantir la disponibilité des géantes du site, pêcha à l’épuisette une grande partie des carpes juvéniles pour les disséminer dans d’autres eaux. Il y a donc dès le départ une ambivalence continuelle dans chacun des gestes de ces pères fondateurs, à la fois motivés par la plus stricte ambition personnelle, mais à l’égoïsme tempéré par cette déférence dont il témoigne au site de Redmire Pool à qui ils doivent tout.
C’est ainsi que le sac de conservation fait son apparition. L’objectif était alors de conserver la capture jusqu’à ce qu’elle soit authentifiée. Il faut se bien dire en effet, qu’il se passait parfois un an sans que la moindre carpe ne soit capturée à Redmire Pool, aussi quand un spécimen tombait, il fallait trouver un moyen de captivité. Le sac de jute fut l’option retenue, qui ne tarda d’ailleurs pas à faire sa première victime, à savoir la seconde carpe de plus de 30lb imputable à Bob Richards.
Jusqu’à la fin des années 70, jusqu’à la publication de l’ouvrage en fait, on ne voit pas encore de tapis de réception sous les carpes. Par contre, on peut noter une généralisation de l’usage des sacs de conservation comme tapis de réception avec l’apparition de la photographie couleur. Tout se passe comme si la transparence, le réalisme de la couleur photographique, rendait plus impérieux le besoin de montrer une éthique à même le cliché. Cliché qui deviendra avec l’arrivée des appareils photographiques jetables le trophée lui-même : on ne photographie plus un trophée, c’est la photographie qui compose une totalité dont on peut tirer un jugement de valeur, quant au poids du poisson, bien sûr, mais aussi sa beauté, l’attitude du pêcheur, les éléments visibles de l’attirail carpiste qui inscrivent la prise dans une démarche globale qui l’authentifie (la différence entre la conséquence et le simple coup de chance), etc.
Si je me suis donc attardé sur l’usage du sac de conservation, c’est que je pense que s’exprime ici parfaitement cette ambivalence dont nous parlons : d’un côté il s’agit bien de garantir la survie du poisson, de l’autre cette survie n’est programmée que dans l’espoir de reprendre plus tard plus gros, ou de conserver sa prise vivante donc à son poids maximal. Il fallut un long travail pour que la pêche de la carpe raffinât sa pratique jusqu’à ne plus conserver de ces premiers gestes que leur épure éthique et univoquement « no kill ». On voit donc que les dispositions éthiques entreprises par ces grands précurseurs n’avaient de visée réelle que la protection (et non la préservation) d’un filon qui nourrissait leur propre gloire ; l’usage uniformément éthique des épuisettes, des tapis de réception et des sacs de conservation n’est encore une fois venu que bien plus tard, au profit d’une meilleure accessibilité économique mais surtout d’une généralisation sur le mode de l’injonction morale de ces pratiques, quand ce n’était pas par pur mimétisme de la part de ceux qui souhaitaient plus que tout appartenir au cercle des vrais carpistes — attitude qui demeure plus que jamais d’actualité.
Mais ce mimétisme bien sûr ne va pas sans une ré-interprétation de la gestuelle et de l’esthétique dont on s’inspire, interprétation toujours méliorative puisque le cliché photographique est muet quant aux motivations véritables de celui qui pose ; c’est ainsi qu’au fil du temps, de copie en copie, un habitus se détache de ses causes et devient peu à peu sui generis, valable pour lui-même et justifié a priori, toujours mieux capable de s’allier idéologiquement aux nouvelles représentations naissantes (comme la protection de la ressource). Mesure-t-on le chemin parcouru entre ces pêcheurs qui emprisonnaient des carpes dans des sacs à patate et ceux qui aujourd’hui, brandissant l’étendard du catch n’ release, exigent plus que le no kill, revendiquant en cela une nouvelle interprétation des signes qu’ils croient lire à livre ouvert dans l’histoire de la pêche de la carpe ?