Coubertin, on t’en… on t’entend !

Par deux fois la même année, j’ai entendu de la bouche d’un compétiteur aux leurres : “l’important c’est de participer… c’est une connerie! C’est gagner, l’objectif”. Il faut dire qu’il me semble aussi, mais je n’en suis pas sûr du tout, que cet anti-coubertinisme pourrait-on dire, a aussi été exprimé par l’ex-tennisman Noah il y a quelques années. Mais même sans l’effet du leadership d’un personnage aussi médiatique, cette répétition a évidemment une résonnance très particulière : on devine, sous-jacente, notre époque…

220px-baron_pierre_de_coubertinMais sait-on ce qu’a voulu vraiment dire Coubertin ? Pas vraiment, mais on peut le deviner. D’abord, il me faut le préciser tout de suite, il n’a sans doute jamais prononcé cette phrase, en tout cas n’avons-nous nulle trace ou témoignage ! Par contre, il a cité l’évêque de Pennsylvanie : “L’important dans la vie ce n’est point le triomphe, mais le combat, l’essentiel ce n’est pas d’avoir vaincu mais de s’être bien battu”. Et si, j’en conviens tout à fait, cela revient à peu près au même, un détail a son importance : c’est un ecclésiastique la source. Car Coubertin avec ses “valeurs d’olympisme” comme ceux qui taxent sa célèbre citation apocryphe de “connerie” commettent en fait la même imprudence : il est très délicat de décontextualiser un phénomène historique. Coubertin en comparant ses propres Jeux Olympiques à la Grèce ionienne, ou le pêcheur du Défi Predators en extirpant de l’histoire une citation, semblent tous deux ignorer que comparer deux faits ou deux pensées de deux époques éloignées même d’un siècle revient à faire des évaluations entre tennis et ping-pong. Je dirais même que Coubertin est celui qui commet la plus grossière erreur : la Grèce présocratique est certainement celle qui nous est la plus étrangère. Rappelons que pendant les jeux attiques, les athlètes couraient nus, et qu’eux-mêmes se demandaient pourquoi. Alors si à un Athénien du Vè siècle avant J.C sa culture paraissait parfois opaque, imaginez pour nous…

220px-julesferryAinsi, qu’un évêque soit en réalité le véritable promoteur de cette idée doit nous renseigner un peu : pour un catholique nous ne naissons pas égaux devant le sport. Dieu a apporté un don à certains et pas à d’autres, ainsi on ne peut gagner seul contre les autres ; ce n’est pas l’acharnement et le travail qui fournissent la victoire, ils ne font qu’y contribuer. Pour l’évêque le plus fort est aussi le plus chanceux, en tout cas est-il “béni”, avec ce que cela comporte d’aide extérieure. Or, le contexte de la résurrection des Jeux en Europe, était le suivant : Jules Ferry venait de mourir, et une opposition franche, violente, entre Coubertin tenant de l’olympisme, et les chantres de l’éducation physique, avaient éclaté au grand jour. La compétition contre l’éducation, en somme. Les éducateurs physiques cherchaient à promouvoir une activité sportive égalitariste, axée sur l’épanouissement de tous, tandis que Coubertin avait une démarche très élitiste : la compétition mène à l’excellence. C’est l’individu contre la collectivité. On peut même ajouter que Coubertin, qui est un personnage très ambivalent, était très friand des luttes nationales, où chacun défend sa religion, sa patrie, son clan, sa famille. Coubertin, en citant l’Evêque de Pennsylvanie, se montre en fait très diplomate. Il dit doucereusement que c’est en essayant de surclasser les autres qu’on se dépasse soi-même.

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Un siècle plus tard, on constate que l’équation s’est seulement inversée : aujourd’hui c’est en se surpassant qu’on cherche à surclasser les autres… La compétition n’est plus un moyen mais une fin en soi. La compétition l’a emporté sur l’éducation. Ainsi, par un jeu complexe de miroirs historiques, ceux qui prétendent s’opposer à l’olympisme coubertinien lui donnent en fait raison. La compétition a supplanté l’éducation comme moteur de la transmission des valeurs : c’est la compétition entre les citoyens qui est chargée de former les individus, et non l’éducation qui serait en charge de moraliser la compétition sociale. Ainsi notre offuscation décrescendo pour la triche, le dopage… Coubertin ne disait-il pas lui-même que “dans les collèges les faibles sont écartés”?

poulidor_2012L’influence de nos systèmes économiques, ou plus simplement de nos systèmes de pensée, se ressent donc jusque sur notre bonne vieille pêche à la ligne, et nous n’échapperons pas à l’Histoire. Les Poulidor sont morts, nous ne retiendrons que les vainqueurs. Il nous faut maintenant nous poser la question des vaincus : qu’allons-nous faire des derniers? Les pousser dans une deuxième division, comme on pousse les mauvais élèves dans des voies de garage ? Que faisons-nous de celui qui ne s’est pas qualifié pour la finale du Défi Predators, qui n’est pas dans le top ten ? Qui s’est bien battu, qui a fait de son mieux avec les moyens que la vie lui a donnés, en terme d’équipement, de sponsor, de temps, et peut-être d’un peu de talent de pêcheur ? Que fait-on de celui qui a perdu honorablement, sans tricher, sans souiller sa conscience, sans omettre le plaisir ni négliger son coéquipier ?

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