Voici un très bel ouvrage, réédité à l’initiative de Dominique Audigué, un célèbre carpiste qui n’a pas ménagé ses efforts pour convaincre les Editions du Pecari. C’est ce que nous apprend l’introduction que signe Dominique, qui n’apporte cependant aucun détail quant à ce qui justifierait selon lui cette réimpression. Autant on comprend que Le Rouge et le Noir soit sans cesse réédité, autant il ne va pas de soi que le livre d’un obscur pêcheur de carpe bénéficie d’une postérité si longue. Dominique nous indique toutefois aux dernières lignes de sa présentation qu’il s’y reflèteraient des « bonheurs simples », inhérents à une époque « où l’on savait prendre son temps ».
Dominique parle-t-il alors d’une simplicité rendue possible par la ductilité du temps ? L’apparente tautologie du bonheur et de la simplicité n’est-elle pas davantage une redondance nous indiquant formellement que l’un ne va pas sans l’autre, parce que mutuellement gigognes ? Gageons que la plume de Dominique est suffisamment habile pour ne pas trébucher : comme le faisait remarquer Rousseau, le bonheur est un plaisir qui dure. Le bonheur est contenu tout entier dans une simplicité qui le fonde. Elle seule, a long cours. Elle est la temporalité du bonheur. Mais qu’en dit le Dr Sexe lui-même ? Parle-t-il de l’ouvrier somnolant paisiblement devant son flotteur ou bien d’une autre simplicité, et qui exerce sur les commentateurs une fascination telle qu’ils voient unanimement dans La carpe de rivière une modernité non-technique, à savoir un certain état d’esprit ? Nous verrons que cet inventaire n’est pas innocent, et se déploie jusqu’à un certain point en conformité avec le projet du Dr Sexe.
C’est en fait l’éditeur qui répondra à une première question que nous posions plus haut : pourquoi rééditer ce livre, originellement publié à compte d’auteur ? C’est, nous dit-on, parce qu’il serait désormais un classique de la littérature halieutique sans être un succès d’édition. Une petite tension logique que l’éditeur réduit à sa manière : les carpistes seraient les « parents pauvres » de la littérature mouche. Jugement de goût qui fixe d’emblée le projet sur un axe sociologique, sinon sur un socle axiologique (oui, petite coquetterie) : malgré son sujet — la carpe — le livre du Dr Sexe a réussi à élever cette littérature carpe au niveau de la littérature mouche. Il faut alors sans doute comprendre que cet ouvrage, en dépit de son titre et de son sujet, dépasse, déborde le champ des carpistes qui n’en sont pas le lectorat naturel. C’est en effet la même chose de dire que la pêche de la carpe ne possède pas de littérature et que la littérature, la vraie, ne s’adresse pas aux carpistes.
Sans même aller plus avant, on soupçonne la nature d’un possible malentendu : sans doute l’enthousiasme pour ce texte — indépendamment de sa qualité, bien réelle — repose sur un regret : la pêche de la carpe est encore trop populaire. Ou plutôt : en se développant, elle s’est démocratisée, elle a manqué son anabase vers ce qu’elle aurait pu, ou dû devenir — une pratique ascétique et contemplative — alors même qu’elle contenait dans ses origines, dans l’étroit cloaque de ses virtualités, les germes d’un tout-autre-chose que ses pratiquants ont fini par corrompre. Alors : actualisation apocryphe ou fidélité à l’auteur ?
J’ai décidé, pour le vérifier, de suivre l’angle proposé par Dominique Audigué. Il est vrai que la temporalité du temps si je puis dire, est un des objets de prédilection de la pensée européenne depuis disons le XIXè siècle. On pourrait même avancer avec Koselleck que l’accélération du temps est continuelle depuis la Glorious Revolution. On parle ainsi du XXè siècle comme de « l’homme pressé », où en philosophie le temps est devenu un grand thème, aux côtés du désir, de la littérature, de la technique, etc. Le temps est donc logiquement devenu un topos de la moindre grille de lecture, surtout quand elle est empreinte de nostalgie — comment en effet la nostalgie pourrait-elle évacuer la question du temps ?
Dominique Audigué suggère donc que le livre du Dr Sexe aurait à voir avec ces « attentions longues » qui bercent les réflexions actuelles sur la technique, et il est vrai que, comme je le montrerai dans d’autres articles sur les grands livres de l’histoire de la carpe, il y a par exemple une accélération nette de la temporalité halieutique qui se dessine chez les carpistes à la charnière des années 70 et 80.
En attendant, le livre relate une autre charnière, plus lointaine, qui a ouvert le XXè siècle, si bien qu’en lisant que le Dr Sexe était d’abord un moucheur, on ne s’étonne guère. S’il faut préalablement rappeler que pendant longtemps, les pêcheurs suivaient le rythme des saisons et n’étaient pas spécialisés, pour autant être un moucheur n’a jamais été un statut anodin — surtout à la fin du XIXè siècle, — pas davantage que docteur ; si les pêcheurs étaient multi-espèces donc multi-techniques, les moucheurs se distinguaient par une sorte de monomanie à laquelle ils puisaient leur altérité. Ceci éclaire par ailleurs le titre même de l’ouvrage, La carpe de rivière, qui situe d’emblée ce poisson dans un environnement dont la noblesse provient directement du lieu de vie des salmonidés. On ne parle pas là de n’importe quelle carpe, et partant, de n’importe quel pêcheur de carpe.
Reste que l’anoblissement de la carpe ne va pas de soi au début du XXè siècle. Il faut en passer par des procédés de séduction qui manquent parfois de crédibilité. Ainsi, le vocable « cyprin » est-il sensé nous conduire tout droit à la mythologie romaine… et dans l’ensemble, les références littéraires, même quand elles se font dans l’ancien français de Montaigne, peinent à convaincre complètement. Pour comprendre la stratégie argumentative de Sexe, il faut alors entrer dans le texte…
Celui-ci est fort bien rédigé, parfois même très écrit, un peu ampoulé toutefois avec une ponctuation libre, voire relâché (« !… »), et seulement gâché si on peut dire par une maîtrise strictement scolaire du français (« malgré que ces engins fussent rudimentaires » — qui sait aujourd’hui que le subjonctif autorise à la rigueur l’emploi de malgré que ?). Un style qui correspond aussi à une emphase de fond, et qu’on peut résumer à l’exégèse programmatique du livre : « La Pêche de la Carpe à la Ligne condense en elle seule une Ethique et une Philosophie complète » : où l’on voit les dispositifs de distinction jouer à plein (avec un emploi éloquent des majuscules sur lequel je ne vais néanmoins pas m’attarder).
D’ailleurs, Sexe nous fait très vite savoir que son inspiration, il la puise auprès d’un personnage qui fit sur lui une impression forte, « M. C., chef de musique au X° d’infanterie » (le statut social a toujours son importance) qui élabora une approche des carpes radicalement différente : « il avait délaissé totalement pour son compte les procédés de Force, matérialisés par le gros cordonnet, le formidable hameçon, la gaule lourde incassable et l’absence de moulinet. (…) Il s’engageait pour toujours dans les voies de la Ruse intelligente, caractérisée par la canne raccourcie à six mètres, raide, allégée et maniable, l’hameçon triple petit (…), le fort moulinet au cent mètres de fil (…). » Ceux qui ont lu mon livre La pêche et Platon reconnaîtront ici les signes d’en embourgeoisement significatif d’une pratique, ce projet de purification de la pêche de la carpe conduisant même Sexe à de périlleuses prophéties, puisqu’il en vient assez vite à parler des exigences de cette pêche comme de ce qui conduira à « diminuer le nombre de ses amateurs ». Pronostique manquée, comme toute prospective en fait, mais qui montre l’idéalisme dans lequel s’ancre le Dr Sexe : faisant fi de tout progrès technique qui mettrait définitivement à la portée de tous ce poisson, il demeure l’imperturbable promoteur des vertus et des qualités qui lui semblent correspondre à la possibilité d’un anoblissement de la pêche de la carpe.
Ainsi, si le temps est en effet au cœur du propos, c’est que le Dr Sexe croit entrevoir dans la pêche de la carpe une condition de possibilité : le loisir ou temps libre. Et qui ne voit pas que la pêche de la carpe est directement liée au (raccourcissement du) temps de travail, et qui explique, comme il le note lui-même, que cette pêche est par nature une pêche de retraité ? Evidence si évidente à ses yeux qu’elle lui permet d’installer une opposition qu’on ne peut ne pas relever : le pêcheur à la cuiller peut jouir de son loisir en une heure de temps, ce qui ne sera jamais le cas du pêcheur de carpe — voilà le fin mot de l’histoire et qui donne raison à Audigué.
Mais quand le Dr Sexe en vient à narrer sa formation de pêcheur, il dit beaucoup plus que cela, et cherche en fait à signifier ce qui, dans l’itinéraire d’un homme, donc dans le profil de chaque homme, donne sa valeur à une pratique plutôt qu’à une autre selon des critères qui nous permettent de démasquer l’idéalisme dont nous parlions plus haut. Pour Sexe, la pêche aura pris les formes suivantes : d’abord la mouche, « sport actif pour muscles jeunes et impatients », puis le lancer, conciliable avec une vie professionnelle et propice aux descentes en canoë (où l’on voit que la pêche au lancer n’est que l’alibi d’une promenade en amoureux sur l’eau), tandis que « la cinquantaine ramène à la pêche assagie », à savoir la pêche de la carpe. Aux deux angélus de la vie, la vigueur de la jeunesse et la sagesse de l’âge marient bien les deux horizons indépassables de l’halieutisme… C’est que si la robustesse de l’adolescence permet bien un temps de dominer les contraintes imposées depuis l’extérieur, ces mêmes conditions matérielles, engagées dans un processus dialectique, s’imposent à leur tour quand leur inflation franchit le seuil des conditions de reproduction de l’individu. La jeunesse, la pêche à mouche ne réalisent donc pas la synthèse, l’Aufhebung qui est un privilège de la fin de l’histoire personnelle, quand l’esprit, tout à fait en pleine possession de lui-même, dépasse sa propre logique d’opposition à la matière (la « Force ») pour devenir en soi et pour soi.
Il faut en effet comprendre que ce seuil de la cinquantaine dont parle Sexe n’a rien d’anodin. Ses souvenirs de jeunesse correspondent à un temps où l’espérance de vie atteignait tout juste quarante-cinq ans. Un ouvrier ne fêtait que très anecdotiquement son demi-siècle ; la retraite était fixée à soixante-cinq ans… Il faut donc ajouter à la différence de temporalité des différents pratiques halieutique, une seconde temporalité, dans le fond plus étendue et décisive : quelles sont les conditions d’existence qui permettent de jouir de la Raison ? A qui sont-elles réservées ? Il ne fait selon moi aucun doute que le Dr Sexe voyait dans la pêche de la carpe de rivière un genre de synthèse entre la carpe et la rivière, synthèse permise par un progrès civilisationnel (où la médecine aurait son rôle à jouer en débarrassant l’Homme des contingences de l’existence matérielle) dépassant les couples d’opposition que sont par exemple la noblesse des salmonidés d’eau vive d’une part, et le caractère plus frustre de la carpe d’autre part. Un idéalisme qui, dans une époque aussi techniciste que la nôtre, résonne comme la mélodie même de la nostalgie.
Acheté récemment, j’ai vraiment apprécier la lecture de cet ouvrage, son français désuet, imagé, des recettes « de grands pères » pour attirer les carpes, des anecdotes cocasses… Bref, une poésie qui remet bien en place certaines certitudes, quand à cette pêche (où il vaut mieux être plein de doutes). 🙂