Le fluorocarbone est une histoire à retracer. Sans cet effort pour ramasser la genèse de ce matériau dans l’usage quotidien de nos pêches, impossible de comprendre la protéiformité d’une offre dont le caractère pléthorique recouvre pas mal de contradictions. Impossible aussi de saisir l’apport des nouveaux fluorocarbones, dont la nouveauté réside dans quelques formules paradoxales…
Un fluorocarbone extra-souple, n’est-ce pas en effet une contradiction dans les termes ? C’est pourtant ce qui nous attendait en 2017. Mais avant de parler de cela, revenons loin en arrière, il y a une quinzaine d’années, lorsque personne ne voulait de ce bout de mono raide comme la paix et hors de prix…
J’étais alors un tout jeune journaliste halieutique, qui pigeait tant bien que mal pour une revue appelée Média Carpe. Je pêchais aux leurres, mais Predators n’existait pas, et la pêche des carnassiers se résumait à la répétition des mêmes redites sur la pêche au mort-manié. J’écrivais de très mauvais papiers dans un magazine appelé d’ailleurs « La Pêche des Carnassiers » sur des thèmes comme le drop shot ou le finesse fishing, mais cela n’éveillait aucune curiosité dans un monde dominé par la pêche aux vifs, et où un leurre dur était toujours un Rapala, quel que soit son fabricant. Morne plaine…
C’est alors qu’un autre gamin de la presse halieutique, un certain Alban Choinier, proposa à Média Carpe un article qui ne manquait pas d’originalité : utiliser du fluorocarbone en bas de ligne. A cette époque, les carpistes recherchaient des matériaux très raides pour leurs bas de ligne, suffisamment pour empêcher les nuisibles de tout emmêler, mais aussi pour empêcher les carpes de souffler le montage. Problème : pas rapport à la finesse de la tresse, on obtenait là un montage forcément très grossier.
Alban vanta donc le fluorocarbone comme étant beaucoup plus raide que les autres mono, et surtout : invisible dans l’eau (en raison de son taux de réfraction). Il s’était fendu d’une photographie très parlante avec dans l’eau deux montages, dont l’un était réalisé en fluoro : l’effet était saisissant, l’hameçon et l’appât semblaient littéralement suspendus dans l’eau. L’avantage était en outre que le pêcheur pouvait, en comptant sur la résistance à l’abrasion du produit, utiliser un diamètre plus fin pour ses montages, et dont l’invisibilité finissait de rendre indétectable. En se montrant plus résistant à l’abrasion, il remédiait enfin à un autre problème : la casse sur les abrasifs (comme les moules — pas de blague). En résumé, le fluorocarbone était et allait demeurer pour longtemps celui qui est invisible, résistant à l’abrasion et raide. Ce à quoi il faut rajouter : extrêmement dense.
Cela explique que certains produits aient eu du mal à s’imposer : en proposant un fluorocarbone rosâtre, sensé être mieux visible pour les manipulations, mais dont la couleur disparaissait dans l’eau, Savage Gear voulût innover là il ne semblait pas possible de le faire. Je pense que ça a été un semi-échec. De même, la raideur du fluoro a d’emblée mis un frein à son utilisation en corps de ligne : après une ou deux belles perruques, il en était fini de l’expérience et l’investissement partait à la poubelle.
Reste que le succès dans la carpe du fluoro a été immédiat et prodigieux. A cette époque, seule Water Queen proposait véritablement du fluoro, le célèbre PVDF. Quand l’article est sorti, le stock que Water Queen s’apprêtait à se débarrasser tant il dormait dans l’entrepôt, fut écoulé en quelques semaines. De même, en raison des caractéristiques intrinsèques (supposées) du fluoro, les pêcheurs de carnassier comprirent rapidement l’intérêt de bas de ligne dans ce matériau, et passés les déboires de leurres de surface entravés dans leur walking the dog et un scepticisme bien compréhensible, le fluoro est entré dans les mœurs. Nous pouvons dire que, mutadis mutandis, nous en sommes là.
Il reste toutefois à dire que pas mal de bobineurs, pour ne pas dire d’embobineurs, ont surfé sur la vague du fluoro pour nous vendre des nylons vaguement « coated » à prix fort. Il faut en effet dire que la fine couche de fluorocarbone passée sur le nylon ne résistait pas longtemps au passage dans les anneaux, si bien que le pêcheur se retrouvait rapidement avec un bête nylon sur le moulinet. C’est fort dommage, d’autant que les tentatives de firmes comme Yo-Zuri pour imposer des hybrides n’était pas superflue : j’ai moi-même pas mal utilisé ces matériaux mixtes en corps de ligne, et sans m’en plaindre.
Il faut peut-être signaler en passant que l’échec du corps de ligne en fluoro est aussi dû à l’expansion des herbiers qui ont infligé pas mal de casse aux pêcheurs, les obligeant à revenir à la tresse. Mais les pêcheurs français aiment quoi qu’il en soit le contact avec le leurre, les cannes fast, la tresse, c’est leur génétique drachkovitchienne — c’est ainsi.
En tout état de cause, les différentes déclinaisons du fluorocarbone (coated, hybride, etc.) ont entretenu la confusion, pour ne pas dire la défiance des pêcheurs. Si un fluoro est intrinsèquement raide, invisible, lourd et résistant à l’abrasion, pourquoi un fluoro de marque X ou Y serait soudainement souple ou coloré ?
Il y a du vrai là-dedans, mais il y a aussi des aprioris. De la même manière qu’une canne est toujours plus ou moins composite entre la fibre de verre et le carbone, le fluorocarbone n’est pas toujours pur et comme les cannes connaît des procédés de fabrication, des bains, des densités différentes. Si l’on se place du point de vue de la doxa (le fluoro est dur, dense et invisible), alors il n’existe de fluorocabone que le 100% fluorocarbone. Mais c’est prendre le problème par le mauvais bout. Il s’agit bien plutôt de savoir ce qu’on peut faire avec du fluorocarbone. Et l’on peut faire beaucoup…
Prenons un premier exemple, chez Prologic. Celle-ci proposait cette année un 100% fluorocarbone… hyper souple. Mais comment est-ce possible ? Tout simplement en modifiant le procédé d’extrusion. Vous voyez que ce n’est pas une fatalité, une propriété encore une fois intrinsèque du fluorocarbone, que d’être raide. Par contre, le fluoro, c’est lourd, aussi Prologic ne peut pas mentir : son 100% fluorocarbone est très dense. Pour les carpistes, c’est un atout de taille : la ligne peut ainsi se plaquer parfaitement sur le fond. Le fluoro conserve tout de sa résistance à l’abrasion et de sa discrétion, mais il devient très facile à lancer. En plus, sur ce produit, Prologic a décidé d’être très offensive, si bien que les pêcheurs pourront dorénavant pêcher avec un corps de ligne tout fluoro pour à peine plus cher qu’un nylon de qualité médiocre.
Il faut comprendre que la résistance à l’abrasion du fluorocarbone ne vient pas de sa dureté. C’est une vue de l’esprit. Il vient de son faible allongement. C’est cet avantage qu’on exploite au leurre, pour obtenir une bonne sensibilité, même et surtout en Texas. Comme la ligne n’est presque pas élastique, elle conserve son diamètre, donc sa résistance aux agressions. En vérité, et comme l’a brillamment démontré Caperlan, un mono résistant à l’abrasion est surtout très lisse. C’est un autre secret du fluorocarbone, qui est d’ailleurs utilisé pour cette raison pour les garnitures plastiques de votre voiture : il demeure lisse et étanche.
C’est d’ailleurs la raison d’être valable des coated : améliorer leur glisse et leur longévité en réduisant leur élasticité. Mais tout le problème, indétectable pour le pêcheur, est de connaître l’épaisseur réelle de fluoro dont est enduit le nylon. Et là, tout est possible, le meilleur comme le pire…
Vous le voyez, la fameuse équation dur + dense + invisible qu’on prête au fluorocarbone est loin d’être immuable. Savage Gear propose d’ailleurs un produit très similaire à Prologic, puisqu’en dehors de la teinte camouflage qui a été retirée, on voit mal la différence avec le produit de Prologic. Avec ce 100% fluorocabone soft (souple), la nage des leurres n’est plus entravée, et les nœuds sont plus faciles à nouer (surtout les FG et Okuma knots).
De tout ce que nous venons de dire, il ressort néanmoins une question : peut-on se passer du fluorocarbone ? Je veux dire : le chemin qui a été fait du fluorocarbone en direction des qualités du mono, pourrait-il être fait dans l’autre sens ?
Cela est bien possible. Posons les choses simplement : l’invisibilité du fluoro n’est peut-être pas la qualité dont nous avons le plus besoin. Descendre en diamètre serait bien plus profitable : pour être plus discret, pour que les leurres nagent mieux. Avec le soft fluorocarbone, nous avons déjà gagné un peu de terrain, mais il reste un problème : la densité du fluoro, qui alourdit la nage du leurre, quand elle ne rend pas carrément impossible l’utilisation des leurres de surface. Pourquoi alors ne pas revenir à un nylon ?
Vous le savez comme moi, la véritable raison pour laquelle nous utilisons du flurocarbone en bas de ligne, c’est que nous pouvons descendre en diamètre. Pour faire simple (et inexact), un fluoro de 60centièmes résiste à peu près comme un nylon de 80. Mais et si nous améliorions la résistance à l’abrasion du nylon ?
Il semblerait que Savage Gear ait réussi ce pari. Je dis bien : il semblerait, car je n’ai personnellement pas encore le recul nécessaire pour être affirmatif. Toutefois, les Scandinaves, qui ont l’habitude de se faire couper net du fluoro 100centièmes (les gros brochets sont encore de jeunes poissons, là-bas), affirment ne s’être pas encore fait couper le 60centièmes en Regenerator — puisque c’est le nom du produit…
J’ai moi-même fait toute la saison avec le Regenerator en 70centièmes : zéro coupe. Avec sa souplesse, avec son prix très bas, avec sa résistance et sa faible densité, il redonne vie à mes leurres, les a débarrassé des chaînes du trop encombrant fluorocarbone…