« Ouais… Numa : c’est Matthieu. Bon, pour ce week-end : c’est mort. J’ai l’anniversaire de la p’tite et puis c’est la pleine lune – je n’y crois pas trop. » Il avait étiré le « ouais » sur toute sa longueur, comme on déplie une carte pour mieux montrer l’étendue. L’étendue étant ici celle de la tâche : expliquer à la mère de la « p’tite » qu’il pourrait aller à la pêche plutôt que d’être à l’anniversaire, et braver la plus haute puissance de la démonologie halieutique après la scoumoune : la lune.
L’influence de la lune est un marronnier de la presse spécialisée. Predators elle-même y est allée de son dossier, et j’ai toujours trouvé très intéressant ce que les pêcheurs avaient à en dire. D’autant que je n’ai moi-même pas beaucoup à apporter à la cause… Je me souviens que la question avait été mise sur la table sur predators-fishing.com et son forum, et il en était ressorti des tas de choses intéressantes. Mais pour l’heure, je me retrouve sans coéquipier, et pour le coup : sans plus trop d’envie d’aller pêcher. Nous sommes vendredi soir, je n’ai plus besoin de me lever, aussi je décide d’aller faire un tour en ville. Il fait déjà nuit, et sur la rocade la lune jette une lumière creuse. La Garonne happe ses couleurs argentées comme si de petits poissons gobaient une manne. Le spectacle du monde plongé dans une lune pleine est toujours fascinant. On dirait que les choses et les êtres sont comme doués de phosphorescence.
Parvenu sur les quais, je me demande : la lune a-t-elle vraiment une influence sur la pêche ? Et sur le reste ? Le reste comprenant bien sûr : nous. Nous avons tous déjà entendu qu’il ne faut pas se couper les cheveux à la pleine lune, car ce serait le moment où ils repoussent le plus vite. Il est assez difficile de démêler le folklore de l’attesté en la matière. Il est toutefois vrai que chez les néopythagoriciens romains, on prêtait déjà à la lune le pouvoir de faire croître les plantes, ou de provoquer les menstrues. J’imagine que nous sommes nombreux à avoir un grand-père qui entretenait son jardin avec dans un coin de sa tête le calendrier solunaire. Le mien m’a appris à reconnaître à l’orientation des quartiers si la lune est montante ou descendante : si avec le quartier on peut former un p, alors nous sommes dans les premiers quartiers et la lune monte ; si c’est un d alors nous sommes dans les derniers quartiers et elle est descendante vers la lune noire. C’est d’ailleurs la seule chose que mon grand-père m’ait apprise, toutefois il vrai que j’ai gardé ce réflexe quand je lève les yeux vers un ciel étoilé.
Je n’ai personnellement jamais établi de corrélation entre la lune et mes résultats halieutiques. C’est surtout que je ne m’y suis jamais intéressé. C’est que je fais partie d’une génération de pêcheurs, dont vous êtes sans doute, qui attachent beaucoup plus d’importance à une démarche scientifique et en un sens positiviste : il y a toujours moyen d’attraper du poisson. Et d’une manière générale, plus une société a le sentiment de maîtriser la nature, de détenir les moyens de s’affranchir de ce qu’on appelle encore ses lois, moins elle en observe les signes.
Dans la ville, les ruelles étroites forment des ombres plus dures du fait du tapis clair que dispense la lune. Devant les boîtes de nuit, les videurs ont le regard sombre, ils craignent la pleine lune et lui prêtent le pouvoir d’exciter la violence des gens. On dit parfois la même chose des asiles : les internés y seraient plus agités ces nuits claires. C’est comme si la lune agissait sur les fous, sur la violence, sur en somme ce qui borde et menace la raison, mais se trouvait impuissante devant elle : peut-être la lune influence-t-elle négativement l’activité des poissons, mais elle peut être contrecarrée par l’ingéniosité du pêcheur. C’est clairement ce qu’on dit aujourd’hui d’elle. La lune n’est plus pour beaucoup qu’un alibi, une « mauvaise excuse » à l’échec d’une partie de pêche.
Dans le bar, les gens ne me semblent pas plus agités qu’à l’ordinaire. Peut-être faut-il attendre que l’alcool fasse son effet ? Mais imputera-t-on alors une bagarre qui éclate à l’alcool ou à la lune ? Il est difficile de distinguer dans l’étiologie et la causalité en général une hiérarchie des facteurs, mais si je suis soudainement un peu roide sur mon tabouret de bar, c’est bien à cause d’elle : une brune aux yeux clairs dont les cheveux dévalent sur une peau blanche comme un nuage de mai. Je la connais un peu, je ne l’ai jamais vraiment espérée : jeune, belle, sauvage. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser qu’au XVIIIè siècle la lune était le symbole des amoureux. Un signe ? Je lui en adresse un. Timidement. Si maladroitement. C’est pas possible d’être aussi con. Elle sourit. Je suis sûr qu’elle se moque. Elle aurait raison. J’essaye de me diriger vers elle avec la démarche la plus assurée, la plus cool possible. Peine perdue. J’ai l’impression d’aller au tableau faire mes excuses à la maîtresse.
Nous parlions tout à l’heure des pythagoriciens romains. Dès l’origine chez leurs aïeux grecs la lune était la limite du monde réel, matériel. Elle fermait l’espace de notre monde. Cette idée perdura jusqu’à la Renaissance, et plus je regardais cette fille plus je sentais la lune proche, proche… Le monde devenait tout petit. A travers la grande baie vitrée elle attirait toute la lumière du ciel à elle. J’avais l’impression que j’allais soudainement basculer en arrière dans le néant. Il n’y avait plus qu’elle ; et la lune. Que font les poissons à cette heure ? Cette idée impromptue, indue, inopportune et je n’ai pas assez de qualificatifs, survint comme un hurlement dans la nuit. Je me secouais de son regard lacté. Mon portable vibrait. « Matthieu » affiche l’écran comme un courrier frappé de « Trésor Public ». Désolé, mec, je ne répondrai pas. Une minute plus tard, un message tombe sur le répondeur. Tant mieux, je l’écouterai plus tard.
A ma grande surprise, elle m’invite à passer chez elle, car, dit-elle, elle est fatiguée, la pleine lune l’empêche de trouver le sommeil depuis deux jours. Je me sentais encore plus mal : est-ce que j’ai changé de caleçon ? J’espère que ce ne sont pas les chaussettes qui font des p’luches entre les orteils ? J’ai rien mangé qui pourrait me donner des gaz ? Pour divertir mon esprit je remettais la question sur la table : que font les poissons les nuits de pleine lune ? Se nourrissent-ils en profitant d’une lumière providentielle ? Les éclosions de tubifex et autres grouillements se multiplient-ils, créant une activité alimentaire frénétique du fretin ? A l’angle de sa rue je n’avais guère plus de réponse mais au moins ma tension artérielle était revenue à des proportions raisonnables, enfin… sans effets visibles.
Dans l’ascenseur, la proximité eut un effet inattendu : je la voyais sous les lumières artificielles comme en plein jour. Elle sentait le jasmin et les épices, son teint avait repris une fraîcheur rosâtre, et en somme elle était moins belle. Je me dis aussitôt qu’elle ne devait gagner de cette surnaturelle beauté qu’à la pleine lune, et je me fis alors cette remarque : dans toutes les idées attachées à la lune, il n’y a guère qu’en ses paroxysmes, pleine lune et lune noire, qu’on lui prête quelque influence. On dirait que les étapes intermédiaires n’ont aucune importance, sinon celle de conduire aux extrêmes. C’est comme si la lune avait un état normal qui rebondissait d’une anormalité à une autre. Pourtant, son influence devrait être permanente, puisque sa présence est continuelle, mais comme cette fille ou comme pour les vacances si vous préférez, la lune semble avoir un pouvoir en négatif : on l’attend. Les pêcheurs en mer attendent qu’elle s’approche de la terre pour programmer leurs sorties, les jardiniers attendent qu’elle soit pleine pour planter, la beauté attend la lune pour irradier cette fille. Les poissons attendent-ils la pleine lune pour manger ou au contraire se priver ?
Dans son appartement, quelques livres, un désordre toujours surprenant chez une fille et pourtant incroyablement ordinaire. Les femmes attendent souvent d’avoir leur propre foyer pour se muer en ouvrières du ménage et de l’ordre. Chose curieuse, elle possède tout un rayonnage consacré à la monarchie anglaise. Je l’interroge. Elle me répond sans enthousiasme qu’elle voue depuis toute petite un culte à la reine Elisabeth. Ses amis lui ont donc offert ces volumes. Elisabeth qui avait pris pour emblème la lune, c’est ce que m’apprend la quatrième de couverture… C’est que pendant des siècles la lune était le symbole du pouvoir temporel, c’est-à-dire du pouvoir politique. Il recevait son pouvoir (sa lumière) du soleil : le pape. Il y eut donc à la Renaissance, sous l’influence du protestantisme, toute une dialectique remaniée du soleil et de la lune. Très vite, sous l’action de Dante en particulier, on ne parla plus de soleil-pape mais d’un soleil-Dieu, et quand on parle de Roi-Soleil pour Louis XIV on parle clairement d’une monarchie absolue qui revendique tous les pouvoirs, y compris ceux de la transcendance. Aussi, dans l’Angleterre protestante du XVI è siècle, la lune n’est plus le symbole d’un pouvoir reçu du pape, mais directement de Dieu. La reine-lune contre le roi-soleil. Et dès le XVII è siècle, comme pour symboliser la disgrâce de l’Eglise, la lune tombe en désuétude : même la peinture se détourne d’elle et devient un simple motif, au même titre que les étoiles ou de quelconque autre détail paysager. Ce désintérêt pour la lune a créé un vide dans la cosmologie : ne s’intéressaient plus à la lune que la paysannerie et d’une manière générale tous ceux qui avaient à faire avec la nature.
Or, la nature n’était sous Louis XV pas encore une valeur très positive. On la disait « corrompue » (Milton, Pascal…), en particulier par le péché originel. Et je dois dire que cette fille semble sur la même ligne : quand je lui explique que je suis pêcheur elle ne peut cacher son dégoût. Peut-être en rajoutait-elle un peu mais elle finit par me dire qu’elle enverrait bien un missile nucléaire contre la lune pour l’exploser et ainsi retrouver le sommeil. Pour elle, la lune et la nature en générale sont une gêne à la civilisation. Je me doute alors un peu qu’elle puise ses idées dans la littérature élisabéthaine, mais comme je ne me sens pas les connaissances pour l’attaquer sur ce terrain, je me contente de l’écouter. Il est clair qu’encore aujourd’hui la lune est bien cette part irréductible d’irrationnel, d’inexpliqué, qui s’immisce partout. Qui n’a jamais mis sur le compte de la lune un capot magistral ? L’inexplicable devient alors une explication comme les autres.
Pour meubler la conversation je commençais à lui expliquer qu’à la pêche l’influence de la lune semble déterminante pour certains et totalement superfétatoire pour d’autres. Mais à tout dire : elle s’en foutait. Elle s’en foutait tellement qu’elle décida visiblement de faire l’amour, sans doute un peu pour tromper l’ennui, un peu pour me faire taire, un peu de toutes manières parce que je suis là et qu’elle le regrettait un peu. Comme ça, dans un dépit, elle m’embrassa et je n’y croyais pas. J’étais ému. Sincèrement. La lune n’était-elle pas aussi à la Renaissance le symbole de la mariée en blanc ? L’idée me plaisait. C’est vrai qu’elle était belle comme une mariée, comme la mariée des autres ; celle qui nous est interdite. Je ne pensais pas qu’un jour je passerai ma main sous la couture de son denim, comme maintenant… mais woua ! qu’est-ce que c’est que ça ? Tu as un animal de compagnie ? Je ne disais plus rien mais elle lut dans mon regard un chamboulement anormal. Elle avait bien sûr compris, et pour la première fois je la vis déstabilisée. « C’est que, bredouilla-t-elle, c’est que… je devais m’épiler mais j’attends la fin de la pleine lune… sinon ça repousse trop vite ». Je vous passe rapidement mes affres, mais si le poil est érectile, ma libido était dépilée. Je quittais l’appartement avec un vilain malaise au ventre.
Dans l’ascenseur, je pensais encore à la lune. La lune comme blanche mariée, tu parles ! Les romantiques ont vite transfiguré cette idée : pour eux elle était une pâle ombre frigide. Une muse noire. Là tout de suite, je leur donnais raison. Mais pourquoi cette nana qui semble avoir une sainte horreur de la nature se soucie-t-elle ainsi d’une démarche si… potagère (c’est le seul mot qui me vint) ? Pour me changer les idées j’écoutais le message de Matthieu : « Bon finalement si tu as ce message on va peut-être aller à la pêche demain : ils annoncent un bon vent d’Ouest et tu sais ce que ça signifie : on va car-ton-ner ! »
Sacré revirement. Cette fois plus question de lune. Le vent a balayé la lune. Je ne sais pas quelle influence véritable a la lune sur nos parties de pêche. Elle en a une, c’est presque inévitable. Mais si vous voulez mon avis, cette influence n’est qu’un facteur parmi des milliers, et qu’il n’est pas toujours le plus important, le plus fort. C’est sans doute pour cela qu’elle a besoin d’atteindre un certain seuil pour devenir efficiente de manière sensible. En deçà d’une certaine clarté, au-delà d’une certaine distance, son action nous devient imperceptible.
Que pèse la lune face aux différents tropismes qui régissent la vie des poissons et des différents facteurs qui agissent directement sur ces tropismes : un coup de froid, un coup de vent, une crue, une sécheresse ? Tous ces éléments sont plus puissants que la lune. Mais surtout, que pèse la lune face à nos croyances ? Peu importe qu’elle agisse ou pas, c’est bien la mesure dans laquelle nous y croyons qui détermine notre attitude à son égard. Combien de poissons n’ont pas été pris les jours où la lune est pleine ? Et combien du fait de la lune elle-même et combien encore du fait que les pêcheurs ne sont pas allés à la pêche parce que la lune était pleine ? Dans les deux cas c’est bien la lune, la cause, mais elle brille plus fortement en nous que dans sa voûte. L’homme est à la lune un firmament à la clarté sans rival.
J’en étais à ces réflexions quand j’atteignis la rue. La lune me frappa dans le dos. « Tu as beaucoup balancé dans le cœur des hommes », lui lançai-je par-dessus mon épaule. « Heureusement que tu ne balances pas tant dans le ciel ! » La lune a en fait beaucoup suivi l’appréciation qu’on a de la nature. Plus on aime la nature, plus on aime la lune, semblerait-il. Mais il n’y a pas que cela. La lune c’est avant tout la nuit, son plus sûr symbole. Or, durant la nuit, le père, le prêtre, le policier, le professeur, le garde dorment. C’est le recul de l’autorité. Les hommes et les femmes de la Révolution Française chérissaient la lune parce qu’elle leur donnait l’idée d’un refuge contre la fureur des hommes, de tous les hommes, ceux de l’Ancien Régime comme ceux de la Terreur. Elle nous met provisoirement à l’abri de tous ces petits pouvoirs qui nous accablent en permanence. Et si les poissons eux-mêmes se nourrissaient la nuit parce que l’homme dort ? Je vais en faire ma croyance, tiens ! Il n’y a pas de raison.
J’empoignais mon téléphone, et appuyais sur la touche rappel. Matthieu décrocha à la dernière sonnerie. Je posais ma voix avec application : « et si on allait plutôt pêcher de nuit ? »
Bel article… poétique… et scientifique 🙂