Je n’aime pas trop les moralisateurs (mais je les préfère encore aux immoraux). Ce court billet d’humeur ne vise donc pas à m’attaquer à telle ou telle personne, ou à telle ou telle pratique, mais plutôt à mettre en évidence un problème — encore que par « mettre en évidence », je ne prétende pas non plus « révéler », auquel cas je ne ferais, comme tant d’autres sur Internet, qu’enfoncer une porte ouverte. Non, si je veux parler de la mesure des poissons, c’est que je me suis rendu compte que beaucoup ne voient tout simplement pas où est le problème…
Ceux qui pêchent avec moi savent que je ne mesure ni ne pèse mes poissons. Il y a plusieurs raisons à cela : la première, c’est peut-être bien que je m’en fous. Mais ce n’est peut-être pas vrai non plus. Si demain je hissai au bateau un sandre de plus d’un mètre, peut-être me laisserais-je tenté par le verdict du décimètre… Non, je pense que la vraie raison est que cela n’a aujourd’hui plus de sens.
Car les mêmes qui me fréquentent disent que j’ai tendance à fortement minimiser la taille des poissons. Mais de cela aussi, je ne suis pas certain. En fait, à chaque fois que je vois un pêcheur mesurer un poisson, je me rappelle pourquoi je refuse de me plier à cet exercice…
Il y a d’abord celui qui fait ça avec l’écartement des doigts, qu’il fait danser sur le poisson comme on exorcise la poisse. Généralement, celui-là fait vraiment beaucoup de black-bass de plus de 50cm chaque année.
Il y a celui qui pose le mètre sur le poisson, et qui gagne quelques centimètres à chaque brochet. A la fin de l’année, ben ça fait une meilleure moyenne de prise que les autres de quelques centimètres.
Il y a celui qui mesure le poisson bouche ouverte, celui-là il ne me gêne pas, d’une certaine manière il triche délibérément. Je pense que ça crainte c’est le bass de 49,8cm bouche fermée.
Il y a celui qui mesure avec beaucoup de soin le poisson, ou plutôt qui mesure au détriment du soin du poisson, mais qui peut se le permettre puisque cette mesure scrupuleuse ne sert qu’à authentifier par la suite son mensonge. A peine le mètre replié, le poisson a déjà pris dix centimètres.
Enfin, et c’est l’immense majorité d’entre vous, il y a ceux qui mesurent leurs poissons jusqu’au bout de la queue…
Car oui, un poisson se mesure à plat sur (et non sous) un décimètre, bouche fermée et à l’échancrure de la queue. Donc non, je ne me minimise pas la taille de mes prises, je suis seulement réaliste.
L’objet de cet article était donc premièrement de rappeler la méthode. Mais pas seulement. Je voudrais aussi (i) expliquer pourquoi nous en sommes arrivés là et (ii) ce que nous avons perdu en chemin.
Vous êtes-vous déjà posés la question de savoir pourquoi vous mesurez les poissons jusqu’au bout de la queue, alors que la norme internationale, héritée des pratiques objectivantes de la biologie (quand vous annoncez votre taille en centimètre, celle-ci ne varie pas selon que vous avez les cheveux longs ou courts n’est-ce pas ?), font passer cette mesure par l’échancrure ?
La raison est à chercher du côté de la compétition. Pour le dire vite, les organisateurs se sont rapidement trouvés face à un problème : la majorité des carnassiers capturés pendant les compétitions n’atteignaient pas la maille. Or, cela posait deux difficultés :
- ce fait mettait en évidence que les poissons maillés étaient systématiquement sacrifiés par les pêcheurs de loisir, ce qui n’arrangeait pas tellement les AAPPMA ;
- les résultats des compétitions étaient si médiocres qu’ils jetaient un fort sentiment de honte sur les gestionnaires et les organisateurs, mais inspiraient encore beaucoup d’insatisfaction aux compétiteurs.
C’est donc tout naturellement que l’on a décidé de mesurer les poissons jusqu’au bout de la queue. Et là, miracle : les sandres de 40cm+ et les brochetons de 50+ se sont mis à pleuvoir, à la grande (auto)satisfaction générale. Voilà pour la petite histoire.
Qu’avons-nous perdu en chemin ? La mesure, justement. Nous ne savons plus ce qu’est un gros poisson. Tout d’abord, en mentant collectivement de quelques centimètres à chaque prise, nous banalisons le gros poisson — qui n’en est donc plus un. Aujourd’hui, un gars qui prend une perche de 50cm n’a en réalité rien pris, parce que vous croisez tous les jours des gars qui vous affirment en avoir capturé deux ou trois dans la saison. J’ai habité deux ans à Biscarrosse, j’y ai pêché presque tous les jours des perches de plus de quarante centimètres, et pourtant, pourtant, dans toute ma vie de pêcheur je n’ai pas pris plus de deux perches de 50cm — ce que je tiens déjà pour un exploit.
Quand Sylvain Legendre a pris son fameux brochet, ma première remarque fut : heureusement qu’il y a les photos, pour que je puisse me rendre compte — me rendre compte du crocodile qu’il a pris ! Car dans le fond, je croise tellement de types qui me disent avoir pris des poissons de 120cm, que 115, 120, 125 ou 130cm, tout cela est du pareil au même dès lors que cinq ou dix centimètres ne font plus la différence Quand on mesure en centimètres, on peut se tromper sur les millimètres ; on n’a pas le droit de se tromper d’un seul centimètre ; au-delà de dix millimètres, erreur et mensonge se confondent.
Enfin, l’expression algébrique de la taille du poisson déplace la réalité biologique vers son expression la plus abstraite. Le fameux « métré » oblitère le fait que c’est vers 90cm que la morphologie du brochet se transforme, faisant de lui un gros poisson. En dessous de 90cm, on parle d’un « jack », d’un poisson moyen, mais où commence le petit poisson ? Cela chacun est en droit de le décider lui-même ; mais un gros poisson, c’est un gros poisson, ça mesure 90cm au moins, du bout de la gueule à l’échancrure. Ni plus, ni moins.
Très intéressant. Et il y a pour la carpe que l’on pèse également beaucoup à dire… et à écrire dans un prochain article de Media Carpe au printemps.
Un bon moment de lecture et un article plein de vérité
Constat lucide… et honnête !
Bravo !!!
Et oui on a tellement de mal à changer les mentalités, heureusement que la technologie est passée par là, depuis les appareils photos numériques le pécheur n’est plus obligé de ramener ces prises pour ne pas être pris pour un menteur mais il doit ramener une photos avec mesure. A quand la canne qui pèse ou mesure le poisson… La pêche est un loisir, un plaisir, le respect du poisson doit passer avant tout si on veut continuer à pouvoir en profiter, évitons les manipulations inutiles le plus beau souvenir, il reste dans la tête et au diable si les autres ne vous croient pas, vous vous savez ce que vous avez péché.
Tu oublies la pire des catégories à mon sens : ceux qui ont une tendance à tendre les bras pour avoir le poisson en avant plan, alors le pêcheur en arrière plan devient plus petit de manière à surdimensionner le fish : les illusionnistes qui inondent les réseaux sociaux, et les magazines;)