No kill (2/2) : l’hypothèse nécessaire

Rappelez-vous ce que nous disions en préambule : la fatigue du poisson est un facteur déterminant de stress. Le temps de récupération augmente avec la durée du combat, même quand la température n’entre pas en ligne de compte. Toutes choses égales par ailleurs, il vaut donc mieux écourter le combat, quitte à se montrer un peu autoritaire. Pour cette raison, une bonne épuisette vaudrait finalement mieux que la prise dite sportive à la main. Parfois, les évidences…

dscf3584Le corollaire de cette donnée est toutefois que dans une eau à seize degrés, le temps de récupération du black-bass est optimal, et plus long dans une eau à douze ou vingt degrés (raison pour laquelle le Défi Predators évite autant que faire se peu les compétitions en juillet et août). Ce n’est donc pas la chaleur ou la froideur de l’eau la clef de la récupération du poisson (comme on le croit souvent), mais le confort thermique. Une eau froide n’est donc pas une meilleure garantie qu’une eau chaude contre la mortalité.

Après la capture, nous savons que les poissons sont aussi exposés à l’air libre, sur des durées variables. Ils sont pesés, mesurés, photographiés, filmés, et pendant ce temps, suffoquent. Plusieurs grands changements physiologiques se produisent alors : par exemple l’effondrement des lamelles des branchies et l’adhérence des filaments de ces branchies. En clair, ils ne passent pas un bon moment. Deux scientifiques ont minutieusement examiné, au début des années quatre-vingt dix, les effets de l’exposition à l’air sur les poissons : chaque fois ce qui ressort est que la mortalité à court terme (douze heures) est négligeable pour les poissons, même épuisés par le combat, mais qui n’ont pas été exposés à l’air libre. Ici, on pense aux moucheurs qui décrochent leurs truites du bout des doigts sans les sortir de l’eau. Sage initiative… A l’inverse, quand les poissons ont été exposés à l’air libre pendant trente ou soixante secondes après un combat harassant, la mortalité augmente jusqu’à soixante-douze pourcents ! Pendant la période d’exposition à l’air, l’oxygène dissout dans le corps du poisson chute de plus de quatre-vingts pourcents !

Plus récemment, on effectua des expériences similaires sur des crapets de roche, soumis pour les besoins à des temps dscf4057d’exposition hors de l’eau allant de trente à cent quatre-vingts secondes. Tous les paramètres cardiaques mesurés (débit cardiaque, volume systolique, fréquence cardiaque) ont mis beaucoup plus de temps pour revenir à leur niveau de base. Il apparaît donc que l’exposition à l’air peut être extrêmement dommageable pour certaines espèces, beaucoup plus encore que la fatigue du poisson — mais la fatigue du poisson est un facteur aggravant qui en quelque sorte allonge la durée d’exposition du poisson à l’air libre. L’idéal est donc d’écourter les combats ET de remettre rapidement le poisson à l’eau ; si vous avez mis du temps à combattre un poisson, il faut impérativement vous presser de le remettre à son élément.
Pour évaluer les effets de l’exposition de l’air sur le black-bass, cent bassins de rétention ont été disposés sur un grand lac américain. Les poissons ont ensuite été exposés à un des quatre traitements de choc suivants : un groupe de poissons a été poursuivi pendant soixante secondes (pour les stresser), puis laissé au repos. Les trois autres groupes ont également été chassés pendant soixante secondes, mais ont ensuite été maintenus hors de l’eau dans un linge mouillé pendant trente, cent-vingt, et deux-cent quarante secondes (quatre minutes). La récupération cardiaque après la période de soixante secondes de stress immédiatement suivie de repos a été sans surprise la plus rapide, un peu plus longue pour les sujets exposés pendant trente ou cent-vingt secondes dans l’air, et très longue pour ceux exposés pendant deux-cents quarante secondes. Jusque-là, rien que de très logique. Mais débit cardiaque et temps de récupération diffèrent significativement suivant le traitement subi. La fréquence cardiaque pour les poissons pêchés et immédiatement libérés s’est très rapidement rétablie, tandis que celle de ceux exposés pendant deux-cent quarante secondes est descendue anormalement bas et a mis significativement plus de temps à revenir à la normal. Ces résultats soulignent l’importance de réduire au maximum l’exposition à l’air de vos captures. Un délai d’une minute semble raisonnable.

img_3959L’exposition a l’air semble donc un facteur décisifs de survie du poisson. Toutefois, le fait même que des expositions de l’ordre de deux-cents quarante secondes n’aient pas causé de mortalité à court terme, indique que le bass est peut-être plus résistante aux expositions à l’air de longue durée que la truite ou le brochet ; cependant, ne crions pas victoire trop vite : les effets sub-létaux de ces expositions, y compris les évaluations des dommages permanents aux tissus, nécessiteraient une étude plus approfondie… C’est le pallier sur lequel à la fois buttent et planchent actuellement les scientifiques.

Des recherches antérieures avaient déjà étudié les effets de la rétention en vivier sur la croissance, la survie et la réponse au stress. Car il est vrai que nous n’avons jusqu’à présent examiné les blessures et la mortalité qu’à court terme de l’achigan, qui plus est maintenu dans une température d’eau confortable. Changeons maintenant cette dernière donnée. Une expérience a été effectuée sur le lac Erié, sur des plages de température allant de dix degrés six (10,6) à vingt-et-un degrés huit (20,8). Différentes méthodes ont été employées pour les maintenir en captivité : le stringer en métal à travers les branchies, la cordelette à travers la mâchoire, la bourriche, le filet… D’autres poissons, témoins, sont simplement laissés libres. Ceux-ci ne connaîtront que trois pourcents de mortalité et presque aucune blessure.

Ce qui est intéressant, c’est que plus la température est élevée, plus les blessures augmentent. Jusqu’à quatre-vingt quinze pourcents des poissons ! Dès que l’eau dépasse les vingt-et-un degrés huit, c’est une catastrophe. A basse température, les lésions apparaissent, mais à haute température, elles conduisent très souvent à la mort… Conclusion : il faut abolir ces modes de rétention et s’abstenir d’organiser des compétitions quand la température de l’eau dépasse les vingt-et-un degrés Celsius…

Si nous devions donc classer les facteurs de risque, nous pourrions dire que selon ces études, et à ce stade, les choses se présenteraient ainsi :

– facteur 1 (non décisif) : l’état de fatigue du poisson

– facteur 2 (décisif) : la durée d’exposition à l’air libre

– facteur 3 (décisif) : la température de l’eau

Non-décisif ne veut ici pas dire bénin. Simplement, si votre prise est fatiguée mais qu’elle n’est ni exposée à l’air ni capturée/baignée dans une eau trop chaude ou trop froide, elle ressortira presque indemne de sa mésaventure. Par contre, si le poisson est exposé à l’air et/ou plongé dans une eau inadaptée en température, son état de fatigue devient à son tour décisif. C’est donc l’aspect cumulatif des facteurs négatifs qui l’emporte. Mais il faut se souvenir que la pire configuration n’est pas facteur 1 + facteur 2 ou facteur 1 + facteur 3, mais facteur 2 + facteur 3.

Il y a aux Etats-Unis trente-et-un mille compétitions de pêche par an, dont plus des deux tiers pour la pêche du black-topbass. Toutes ces compétitions ont propagé (comme en France, d’ailleurs) l’usage systématique du vivier et des piscines d’exhibition pour le public. La plupart des études montrent que ces dispositifs ont diminué drastiquement la mortalité des poissons (par rapport au stringer, par exemple), mais encore une fois, peu s’intéressent à l’impact non-mortel du vivier sur les poissons, celui-là même que nous questionnons dans cet article. Sont-ils stressés ? Dans quelle mesure ? S’ils sont trop stressés, ils ne pourront se maintenir dans le courant, retourner sur leur lieu de vie, se reproduire ou même s’alimenter. Cela est prouvé. La seconde mortalité, post-relâche, peut donc être plus importante que prévue, et l’impact indirect sur les populations beaucoup plus grave du fait des séquelles sub-létales que de la mortalité elle-même !

Allons tout de suite au résultat de l’expérience, qui semble sérieuse. Sans surprise, la température de l’eau apparaît à nouveau comme un facteur décisif. En particulier, les eaux trop chaudes sont fatales aux poissons. Mais un autre facteur apparaît auquel on s’attendait moins : plus il y a de poissons dans un vivier, moins ils ont individuellement de chance de survivre. Voyez comme tout cela est complexe !

Mais l’étude montre aussi de manière plus globale et extrêmement claire que la mortalité en compétition est majoritairement le fait des mauvaises manipulations des pêcheurs, bien davantage que de la structure de compétition et des infrastructures de captivité et de manipulation des poissons. Et c’est vrai : quand on organise des compétitions, on se rend compte que ce sont toujours les mêmes compétiteurs qui rapportent des poissons moribonds ou limites…

img_3190Quelle conclusion générale tirer de ces études ? En premier lieu que le no killer n’est assurément pas le pire ennemi des poissons. C’est une certitude. En relâchant toutes ses prises, il permet à une partie d’entre elles de survivre. Mais cette proportion est incertaine, et semble énormément varier d’un pêcheur à l’autre, d’un jour à l’autre, d’une espèce à l’autre. Elle varie aussi en fonction de la température de l’eau, de la manière dont le poisson a engamé, de la rudesse du combat, etc. Il y a loin alors entre le geste de remise à l’eau — tout noble qu’il soit — et l’ensemble des gestes plus prosaïques mais qu’il faudrait connaître (ceux qu’il faudrait accomplir, ceux qu’il ne faudrait pas accomplir), pour dormir à chaque retour de la pêche du sommeil du juste. J’ai déjà expliqué ailleurs que le no kill n’a à son origine pas de motivation résolument éthique. Notre éthique est bien davantage une conséquence du no kill que sa cause. Démarcation sociologique et structure de champ, mise à distance de la pêche pour la subsistance créant de la valeur symbolique, le no kill a inventé un discours qui le juge à son tour : à la simple répugnance pour le meurtre doit se substituer le refus de la mort. Le discours excède le geste, comment joindre alors le geste à la parole ?

 

 

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