Il existe sans doute mille manières de distinguer la pêche de la chasse. Platon, qui pensait que la méthode dichotomique permettrait la restitution de la morphologie de la réalité jusque dans ses lignes les plus ténues, les opposait en conséquence point par point.
D’une manière générale et pour prendre un cadre de pensée plus proche de nous, la philosophie politique classique — ainsi Montesquieu, — assimilait le pêcheur au cueilleur pour en faire un stade antérieur, et par là inférieur, du chasseur. Ce faisant, notre culture a peu ou prou lié le poisson au monde végétal. Il est de ce qu’on ramasse, au même titre que les champignons et les baies. Le poisson n’est devenu tout à fait animal que dans un passé récent. Mais ne peine-t-on pas encore à envisager les poissons comme capables de souffrance sous la violence d’un ferrage ou la morsure du fer crochu ? Le poisson est-il vraiment, pleinement un animal pour nous ?
Voilà l’affaire : le pêcheur est perçu ainsi qu’un cueilleur. Par l’effet d’une anthropologie pré lévi-straussienne dont la
naïveté humecte encore nos discours, dans nos sociétés le pêcheur serait moins qu’un chasseur. Plus exactement, un chasseur pourrait être pêcheur, mais l’inverse ne serait pas nécessairement vrai, comme on dit que le plus peut le moins. D’ailleurs, la célèbre gaule du pêcheur est un terme agraire qui désigne le long bâton avec lequel on vient faire tomber les fruits d’un arbre. La canne à pêche n’est ni un objet magique, ni une arme ; c’est un simple objet technique, rustique et rudimentaire, servant à glaner ce que la nature a produit. Un singe aurait pu faire cela. Mais quel est le critère ? Il est vrai que la pêche nourrit un certain nombre de différences notables avec la chasse. Mais n’est-il pas de t
utes façons une erreur de situer ces différences sur un axe vertical ? Ou bien est-ce ce critère caché qui explique la verticalité du classement ?
Or, il est à noter que ces différences s’estompent d’elles-mêmes quand la pêche devient elle-même presque aussi cynégétique que la chasse… C’est ce tiers inclus qui se joue des catégories de pensées, qui les inquiète, qui appert pour le mieux dans la pêche du thon sur chasse. Quand l’halieutisme se déforme jusqu’à un genre de traque, la pêche accède à un genre de violence. D’aucuns diront qu’il faut tout de même là beaucoup de patience. On attend c’est vrai beaucoup quand on pêche le thon sur chasses. Mais la patience est une notion étrange, inventée semble-t-il par les non-pêcheurs pour désigner ceux dont l’activité est imperceptible. On n’est pas patient à la pêche. Le français déroge ici à sa réputation de richesse : il ne connaît qu’un mot pour dire l’attente, là où l’anglais et l’allemand font une distinction claire (entre to wait et to expect par exemple). Richesse n’est donc pas précision, et le patient est donc toujours en français celui qui attend que son action se produise, ou qu’une action se produise sur lui. Mais voilà : dans la pêche l’attente est précisément ce que l’on fait. En cela c’est bien une attente : elle produit un certain effet sur celui qui patiente ; mais elle n’est pas l’attente d’une action à engager, elle est l’action en train de se faire. L’attente dans la pêche du thon sur chasse est pareille à la tension d’un arc bandé, où c’est le mouvement qui est un repos, et le repos l’insoutenable effort qu’il faut exténuer.
Le pêcheur de thon aux leurres est un pêcheur sur chasse. Un chasseur-pêcheur. Voilà notre clair-obscur. Pour pêcher dans les chasses, il doit traquer la chasse. Ce pêcheur de thon ne pêche en effet pas n’importe quel thon. Il chasse le thon en chasse, comme on dit des hommes qu’ils se livrent parfois à une chasse à l’homme, ou plutôt du sophiste qu’il est l’homme qui chasse cet animal apprivoisé qui est encore l’homme. Voilà la grande affaire, cette fois. Le pêcheur de thon sur chasse n’est pas un simple cueilleur. Son geste semble aussi martial que celui du chasseur. En pêchant le thon qui chasse, le pêcheur devient un chasseur qui chasse un autre chasseur. Platon avait donc raison : la chasse a à voir avec l’appropriation, et la pêche sur chasse serait même totalement un acte de guerre si la guerre n’était pas ce qu’elle est : un absolu.Mais on ne peut au-dessus du chasseur placer le guerrier pour justifier d’une hiérarchie. Ici la comparaison s’épuiserait dans des distances infinies. La guerre n’est donc pas l’élément pouvant faire vecteur de la différence entre la chasse et la pêche. Car et si finalement le repos, l’attente du pêcheur dont nous parlions plus haut n’était alors ni attente ni repos, mais pensée sauvage, pensée d’une autre attente et d’un autre repos, celle et celui du thon lui-même.
Le pêcheur se faisant thonidé, en épouse l’existence. Il lui reconnaît enfin l’animalité et l’y rejoint.