Comme je l’ai déjà évoqué au sujet de Redmire Pool, la pêche de la carpe s’est sans surprise constituée autour de l’argument du plus gros poisson d’eau douce, ce que notre époque, avec l’arrivée du silure, tend à oublier, mettant en avant d’autres arguments relativement nouveaux (comme la proximité avec la nature, l’aventure, la ruse des carpes, etc.). Mais Jack Hilton est d’une autre époque, et son livre s’ouvre sur ces mots : « Even as child, I always wanted to catch big fish ». Il parle alors de sa prime adolescence, juste avant d’abandonner purement et simplement la pêche… Il ne reprendra qu’à la trentaine, quand il voulut chercher à échapper de temps en temps à une vie professionnelle entêtante. Il acheta alors deux livres signés… Richards Walker, ce pourquoi je voudrais montrer la manière dont Hilton cherche à s’inscrire dans la tradition du Redmire Pool en la réformant.
Il faut tout de suite dire, pour ne pas différer le propos, que par rapport au Dr Sexe qui ne jurait que par les carpes communes de rivière, en Angleterre on pêche les plans d’eau (au milieu des années 80, les Anglais proclamaient encore que « river is bad »), ce qui engage un corollaire : les carpes d’élevage, cuir et miroir, y sont particulièrement à l’honneur, en particulier en raison de leur poids. Les Anglais les appellent « King Carp », les carpes royales, ce qui est pour le moins mélioratif dans une monarchie parlementaire. Mais les deux concepts, « carpes sauvages » (wildies) et « carpes royales » (king carp) ne recoupent qu’imparfaitement la distinction continentale entre carpe commune et carpe miroir (ou cuir). En fait conviendrait-il mieux de traduire king carp par carpe d’élevage. Même sans cela, les deux concepts ne sont pas diagnostiques et admettent des objets bâtards : Hilton lui-même ne va pas sans préciser que « biologiquement, il est impossible de différencier les fully scaled des communes, qui peuvent donc être qualifiées de sauvages (wildies) », ce qui est très important pour la suite. En effet, l’effort de distinction entre carpe sauvage et carpe d’élevage se double à cette époque d’une tentation de rapprochement, jusqu’à ce que le concept même de « carpe sauvage » subisse un véritable renversement sémantique chez Maddocks…
Car Hilton n’est plus seulement intéressé par le poids des carpes comme Richards Walker : sans encore, comme nous le verrons avec Maddocks, rechercher une carpe pour sa (supposée) virginité, Hilton (et cela le situe pleinement entre Sexe et Maddocks) recherchera en priorité ces « wildies » lorsqu’il fera son retour au bord de l’eau. Il faut expliquer pourquoi. C’est que selon lui, à poids bien inférieur ces carpes opposent le même potentiel de force que leurs cousines les King Carp. Nous nous situons bien, et de plain-pied, dans un paradigme de la force, tout à fait similaire à celui des pêcheurs de Redmire Pool des années 50. Plus précisément, tout se passe comme si les avancées techniques qui facilitèrent la capture de gros sujets avaient incité les carpistes des années 60 à compenser ce déficit de force par une prise de risque plus importante. On cherche à conserver religieusement ce qui faisait la valeur de la carpe : sa force destructrice pour le matériel.
C’est ainsi qu’au chapitre 12, Hilton va opérer un glissement sémantique d’importance, qui deviendra familier à un Maddocks, par exemple. Le titre de ce chapitre, sous forme interrogative, parle en effet de « miroirs sauvages », ce qui est encore pour Hilton un oxymoron pusique la carpe sauvage, c’est la commune. Dans le lac de Goodwood, Hilton raconte ainsi qu’au cours d’une saison extrêmement productive où il prit à peu près tout ce qu’il y avait à prendre, il ferra un jour une carpe qui traversa le lac « comme une torpille ». Le poisson se défend en effet comme un diable, multipliant les rushes, ce qui lui fait irrépressiblement penser à ses wildies. Cette confusion dans l’esprit de Hilton, qui n’en croit pas ses sens, aura une conséquence notable. Car le poisson, finalement épuiseté, se révèlera être une simple miroir de seulement 13lb… Mais elle était à la fois remarquablement effilée et pourvues de nageoires disproportionnées, une singularité morphologique et une analogie fructueuse avec les carpes communes qui va pousser Hilton à une hypothèse audacieuse, quand quelques minutes plus tard, l’histoire se répète « dans les moindres détails ». La conclusion de Hilton à cette double capture est la suivante et n’est alors plus une simple hypothèse : ces deux carpes font partie du cheptel « originel ». Or, ce qui peut sembler anecdotique est ici capital et se joue comme suit :
- les king carp sont plus grosses
- les wildies sont plus puissantes,
- donc une miroir combative (king carp) est un poisson sauvage (wildie).
Syllogisme parfaitement défaillant mais qui va permettre une modification substantielle de la représentation que se feront les Anglais des carpes. En effet, comme nous le verrons bientôt avec un personnage comme Maddocks, cette impulsion va conduire une nouvelle génération de carpistes à envisager une carpe sauvage non plus en fonction de ses données biologiques objectives et visibles, mais en regard de la difficulté qu’éprouve un pêcheur pour la prendre (d’abord en terme de résistance au combat, puis de rareté de capture) ; et comme nous le verrons encore, cette nouvelle représentation va détourner les carpistes de la carpe comme trophée quantitatif (le poids), vers la carpe comme trophée qualitatif, y compris sous l’angle génétique (la beauté, surtout). C’est ainsi que, petit à petit, si la grosse carpe continuera à être celle qu’il est si difficile de capturer, pour le petit monde anglais la difficulté de capture prendra l’ascendant sur le poids de la carpe (à poids égal, une carpe difficile à faire mordre sera plus valorisante), tant et si bien que la carpe ne sera plus celle-là qu’il faut réussir à sortir à l’issu d’un âpre combat, mais celle-ci qu’il faudra réussir à faire mordre par la ruse et si possible pour la première fois.
Mais Jack Hilton n’en est pas encore là. Il est toujours, bien sûr, contrôlé par l’image de la carpe surpuissante. Nous verrons toutefois que dix ans plus tard, Kevin Maddocks aura franchi le pas que nous venons de brièvement résumer, voire erronément condenser. Reste que Hilton a enclenché un virage dans la pêche de la carpe, et pas uniquement à l’endroit de la représentation que nous nous faisons des carpes. Rappelez-vous que le Dr Sexe parlait du pêcheur de carpe comme d’un retraité, alors que Hilton confessait avoir repris la carpe sur son temps libre d’actif. Cela implique mille variations qu’il serait fastidieux de relever, mais la substitution du travailleur au retraité n’est que le premier terme d’un raisonnement que Maddocks conduira dans ces dernières limites.
J’aurais aussi pu parler, et à l’inverse, de la manière dont Hilton, comme le Dr Sexe, commence à rationaliser la façon dont un lac offrira une capture à un pêcheur. Rappelez-vous que ce don était encore de l’ordre d’une mystique chez les premiers pêcheurs de Redmire Pool : pour Hilton, qui note que sur certains lacs il a été observé que les carpes ne s’alimentaient que quelques heures par jour, cette providence se pense, s’anticipe, bref : se provoque. C’est ainsi qu’il croit percevoir que, sans en faire une règle d’or, une carpe en activité alimentaire se situera toujours dans les zones peu profondes. On voit en tout cas comme une découpe spatio-temporelle s’opérer, une « géométrisation de l’espace » aqueux impliquant que les lacs anglais ne soient plus tant des sanctuaires que par un effet de respect pieux pour les pères fondateurs, et deviennent chaque jour un peu davantage des terrains de conquête, disons pour l’heure de quête (quest), une quête qui se gagne par un peu moins de sacrifices et davantage de préparation — la rationalisation du temps allant avec sa rareté, n’est ce-pas ?