Ce n’est pas peu dire qu’une grande figure de la pêche a disparu en ce mois de mars 2025. Si les plus jeunes ignorent souvent jusqu’à son nom, aucun des pêcheurs de renom qui composent la scène halieutico-médiatique française et que cette jeunesse adule, n’atteindront jamais le statut d’Albert Drachkovitch. On pouvait dire de lui qu’il était une légende vivante, et même une légende bien en vie, tant il tînt des cannes à pêche jusque très tard dans l’âge, et avec le même enthousiasme enfantin ! Pour ma part, sa disparition m’a toutefois inspiré plus de questions que de pulsions nécrologiques : Le mythe « Drachko » va-t-il s’éteindre avec l’homme ? Quel est l’héritage réel d’Albert Drachkovitch ? Son œuvre disparaîtra-elle avec lui ?
J’ai peu croisé Albert dans ma vie. La première fois, j’avais peut-être vingt ans. Cela faisait quelques années qu’un certain Franck Rosmann écrivait des articles sur la pêche au leurre, je veux dire de vrais articles, renseignés et sans œillère. Un îlot de modernité au milieu d’un océan de traditions (aussi diverses et semblables à la fois) que la pêche au mort posé, la tirette, la cuiller tournante, le poisson d’étain, et bien sûr la monture Drachko. Les articles de Franck n’étaient alors qu’une goutte d’eau dans un océan de protéines et de métal frappé, et suscitaient en réalité une relative indifférence chez ceux qui occupaient alors le devant de la scène comme le haut de l’affiche : Albert Drachkovitch et Henri Limouzin en premier lieu, mais aussi une poignée de pêcheurs tolérés ou adoubées par ces figures tutélaires, ainsi Jacques Chavanne, Michel Naudeau, Joël Parcel, etc. Puis, une nouvelle génération a commencé à pointer le bout de son nez, dans le sillage de Franck Rosmann. J’ai alors commencé à rédiger moi aussi, à l’imitation de Franck, des articles sur les stickbaits, les propbaits, les jerkbaits… Et vas-y que je downsize ! et voilà mon pitching ! Je pense que c’est cette inflation d’articles sur les nouvelles techniques de pêche au leurre importées de la culture bass qui commença à inquiéter les (com)pères fondateurs Henri et Albert…
« cette inflation d’articles sur les nouvelles techniques de pêche au leurre commença à inquiéter »
Dans mon insondable naïveté, et sachant qu’Henri Limouzin était un fanatique de la pêche du black-bass, je pensais en effet qu’avec mes leurres et le renouveau qu’insufflaient mes articles, j’allais susciter la fierté et la satisfaction chez ces aînés que j’admirais tant et depuis si longtemps. Les choses étaient bien plus complexes. Je le découvris un jour où, à ma grande surprise, Henri Limouzin m’invita à passer le week-end dans sa maison de campagne aveyronnaise.
Je ne me souviens plus qui était là. Je me remémore Pascal Durantel, Albert, Henri, son épouse, mais point des autres visages. On parle là d’un souvenir vieux de trente-six ans… Je me souviens par contre qu’Albert comme Henri m’ont véritablement accueilli avec chaleur. Ils étaient tout, je n’étais rien, et voilà qu’ils me traitaient presque en égal ! Mais je compris vite que je n’étais pas simplement invité, j’étais aussi un peu convoqué. Très rapidement, les échanges portèrent sur la fiscalisation des royalties, le prix de la pige dans tel magazine, etc. En réalité, on parla beaucoup business ce soir-là, et très vite le sujet fut mis sur la table : la pêche au leurre, c’est du point de vue de la pêche une modernité enrichissante, mais d’un autre point de vue : un problème.
Un problème ? Je tombai de l’armoire. J’avais complètement éludé le fait que la plupart des gens réunis dans cette maisons l’étaient aussi par une communauté d’intérêts : la pêche au mort-manié. Faire connaître aux pêcheurs français la pêche au leurre dans son amplitude maximale, et non en sélectionnant certains produits qui pourraient être autant de partenariats pour la presse ou pour ces leaders d’opinion, revenait à segmenter le marché, donc à réduire la part du lion pour la monture Drachko. Je pense d’ailleurs que c’est sous l’influence de ce concile que bien des années après, des acteurs comme Mepps, qui avaient pourtant tout à gagner dans le développement de la pêche aux leurres, continueront à ânonner qu’il n’y a pas d’espace hexagonal pour la pêche au leurre, la France n’ayant pas (assez) de black-bass. Je le redis néanmoins : je n’ai, à aucun moment, ressenti d’animosité. Ce qu’ils avaient en tête, c’était à mon avis de vérifier s’ils pouvaient me convertir. En personnages charmants qu’ils étaient, ils n’ont pas insisté. Je crois aussi qu’Henri Limouzin était déjà dans une optique de transmission et d’organisation de sa mémoire. C’est pourquoi il m’offrit un cadeau que je n’oublierai jamais : me sachant carpiste, il me remit tous les premiers tirages des grands ouvrages de la littérature carpiste anglaise. J’ai ainsi chez moi une édition originale de Carp Fever, dédicacée de la main de Rod Hutchinson à Henri Limouzin. J’aurais été moins stupide, j’aurais demandé à Henri de me signer l’exemplaire à son tour…
Je souligne cette anecdote car je peux affirmer qu’Henri l’a fait sans arrière-pensée, heureux de transmettre un peu de patrimoine culturel halieutique à un jeune qui se lance à son tour dans la carrière. Il était sans doute déçu que je ne veuille pas simplement m’inscrire dans la droite filiation drachkovitchienne, mais je pense qu’il comprenait le caractère irréfragable de l’évolution dont ma peau acnéique se voulait une incarnation. Quand nous redescendîmes dans le salon, j’avais ce lourd sac en plastique dans la main, et Albert, qui était assis dans un coin avec son verre, sourit simplement de me voir les bras chargés des présents d’Henri. Cette image, je l’ai encore.
Je me devais de vous conter cette anecdote pour une raison précise : contrairement à ce qui se raconte ici ou là, la pêche a toujours été un business.Henri, Albert, faisaient du business. Ils étaient des pêcheurs passionnés et des écrivains de grand talent, mais c’était pour eux et clairement dans leur tête : un business. Un business avec son story telling : non, Albert n’a pas inventé la monture mort-manié. Elle existait bien avant lui, on la trouve dans les vieux catalogues Manucentre de l’entre-deux guerres, mais il a fait fond sur une petite innovation pour réécrire l’histoire. L’apport d’Albert à la monture qui lui est désormais éponyme porte en fait sur la plombée articulée en tête, ce qui lui a permis, par une amplification sans cesse croissante du récit accompagnant cette innovation, de dévorer tout l’espace environnant la monture, jusqu’à ce que son nom se confonde avec elle. Le business est resté le même, mais la stylistique a changé.
« non, Albert n’a pas inventé la monture mort-manié »
Mon second souvenir avec Albert (mais on a dû boire des coups plein de fois ensemble entre les deux anecdotes, simplement je ne m’en souviens pas) s’est déroulé sur les berges de Carcans quelques années plus tard. Nous avions, avec Daniel Sabatini — un éditeur de l’époque — et quelques autres, organisé une Coupe du Monde dont je ne suis pas spécialement fier sur ce lac. L’un des enjeux de cette Coupe du Monde était en fait de rassoir la domination de la monture Drachkovitch, à une époque où la pêche au leurre commençait à vraiment faire parler d’elle. A cette fin, Albert avait prévu de remettre le « Drachko d’Or » à l’équipe victorieuse — manière de consécration. Mais il y eut un hic…
Ce hic s’est appelé : Dietmar Isaiasch. Et je vous le dis tout de go : j’ai suivi toute la séquence que je m’apprête à vous narrer sans rien comprendre de ses enjeux. Ce que j’ignorais à l’époque, c’est qu’Albert se moquait bien que la pêche au leurre se développe ou non en France… à condition que la verticale demeure exclue de la partie. Albert a beaucoup voyagé dans sa vie, il savait l’efficacité de la pêche verticale pour le sandre, il savait en outre très bien qu’elle rivalisait largement avec sa monture… contrairement à presque toutes les autres techniques de pêche au leurre. D’où son attitude différenciée selon que son interlocuteur participait simplement de l’essor de la pêche au leurre en général, ou de la promotion de la verticale en particulier.
Des commissaires m’ont rapporté avoir vu Albert sur leur bateau, héler ses équipes de la manière suivante : « Non : ne lance pas, laisse tomber au fond. Oui, sous la barque. N’anime pas, reste immobile… ». En fait essayait-il, tandis que Dietmar et son épouse survolaient la compétition, d’inculquer à ses disciples les bases d’une technique qu’il s’était ingénié à leur dissimuler durant des années.
Lors de la remise des prix, Albert était en larmes. La légende dit qu’il est monté sur le podium en soufflant entre ses dents : « ma monture est morte ». Il a remis avec une immense tristesse le Drachko d’Or à Dietmar qui, gentleman, tînt un discours où il souligna qu’en Hollande la monture est très populaire et très efficace. Un mensonge d’une telle noblesse… J’ai été très touché par la manière dont Dietmar a voulu ménager cet homme visiblement défait et incompris. C’était proprement tragique.
Mais comment maintenant satisfaire avec la meilleure justesse aux interrogations liminaires de cet hommage, à savoir : la légende va-t-elle s’éteindre avec l’homme ? Je ne séparerai pas l’œuvre de l’artiste, alors même que je ne l’ai pas tellement connu, cet artiste : mais ses tableaux et sa monture nous parlent d’un même homme, d’un homme passéiste, qui ne représentait aucune rupture notable d’avec son temps. Ses tableaux, si réalistes, étaient condamnés à une lente démonétisation dans un univers de l’art ayant tout à fait évacué l’objet de la représentation picturale. La monture Drachko était déjà un archaïsme au moment de la « révolution Drachkovitch » ; Heddon avait par exemple déjà inventé l’essentiel des familles de leurres que l’on trouve aujourd’hui.
Aussi, le respect très légitime que nous inspire Albert ne peut pas faire oublier que son action sur le monde a essentiellement consisté à freiner la roue du temps. Albert ne glissa ses doigts dans ses rayons que pour faire en sorte que certains à-venirs demeurassent un perpétuel futur. On ne peut peut-être plus séparer l’œuvre de l’artiste, mais on pourra toujours séparer l’artiste de ses œuvres. L’œuvre à l’artiste est labile. Sa monture, ses peintures étaient inséparables d’Albert, certes ; reste qu’il leur aura largement survécu.
Vous noterez que j’ai aussi beaucoup parlé d’Henri Limouzin. C’est que selon moi, ces deux-là sont indissociables. Impossible d’expliquer l’un sans l’autre. Henri était à Albert ce que Platon était à Socrate. Or, je n’ai pas pu à la mort d’Henri Limouzin écrire de mot pour lui (j’étais pris à son décès dans des problèmes personnels importants), si bien que je souhaitais me rattraper aujourd’hui en réaffirmant que selon moi c’est Henri Limouzin qui a fait Albert Drachkovitch, qui en a fabriqué la légende avec le dévouement du militant qui sait que son succès passe par son propre effacement. Le duo Albert Drachkovitch / Henri Limouzin était en fait une forme prémoderne de communication du type personal branding assorti de story telling, et où des pêcheurs exploitant une image, cherchent des journalistes qui sont un peu en même temps des communicants. Aussi, si je devais répondre frontalement à la question, je dirais que leur modernité se trouve précisément là, que leur héritage n’est nulle part mieux tangible que dans la manière dont le monde de la pêche mène encore ses affaires.