Banalité des formes : un jeudi, un message. Irrégularité inattendue : « Tu es au courant que Yann est décédé ? ». Je ne comprends pas. Quel Yann ? L’impossible allait révéler sa cruelle ambiguïté.
Banalité des formes : Nous devions nous voir entre Noël et le Jour de l’An. Nous ne nous sommes pas vus. Nous ne nous verrons plus. Pensée qui cisaille et qui cuit… aussi longtemps qu’elle est insupportable, elle se nomme deuil, aussi longtemps que paraît insupportable qu’elle soit un jour supportable, elle s’appelle encore : douleur. Je n’ai pas quitté cette douleur depuis laquelle je vous écris. Irrégularité : Quelques semaines plus tôt, nous étions ensemble chez Mordus de Pêche. Ce qui n’est pas exactement un hasard. Jusque-là en effet, quand on me proposait une animation en magasin, je commençai toujours par demander : « qui sera présent ? ». Si on me répondait « Yann Giulio », j’avais plus facilement tendance à dire oui. Donc nous étions là et, je ne sais pourquoi, au détour d’une gondole je lui lançai : « on ne dit pas assez aux gens qu’on les aime ; je suis content que tu sois là. » Peut-il y avoir quelque chose en nous, qui sente ces choses-là ?
Banalité des formes : Nous passions des heures à plaisanter, toujours sur le même mode :
« Tu veux qu’on mange ensemble ce soir ?
_ Non, ce soir je vais manger chez moi. Et toi ?
_ Pareil, je mange chez toi.
_ Tu devrais en parler à ma femme.
_ C’est fait. Elle a dit que tu pouvais venir. » Etc. Ad nauseam. Nausée qui ne venait jamais, vous vous en doutez bien. On n’a jamais vu de gosses en avoir assez de rire. Irrégularité : Deux gosses dont l’amitié s’est construite assez lentement, du fait essentiellement que nous entretenions au début une relation de client à fournisseur, créant en quelque sorte un retard. Je vais en effet vous dire deux mots de notre métier à Yann et à moi, car je sais que vous aimez cela. La pêche est une industrie qui est tout le contraire d’un panier de crabes, mais où nous nouons souvent de très forts liens d’amitiés autour de relations professionnelles — ou l’inverse. La barrière entre le privé et le public, l’amical et le professionnel, est particulièrement poreuse. Si bien qu’on ne sait pas toujours très bien où on en est, de l’amitié ou du travail. Il arrive par exemple fréquemment qu’on agisse contre ses intérêts par loyauté pour un ami ; a contrario, il arrive qu’on s’appuie sur un sentiment d’affection sincère pour obtenir ce qu’on veut. En fait, dans ce genre de relations, le calcul porte moins strictement sur l’intérêt que sur la balance entre son propre intérêt et le tort que l’on peut faire à telle ou telle personne : « ce serait faire un coup tordu à mon pote, mais le préjudice est tellement faible pour lui que je peux me le permettre ». Mais de la même manière que les complotistes sont souvent des comploteurs, les manipulateurs voient de la manipulation partout, et au début, tout a été fait, je veux dire beaucoup ont fait pour nous séparer Yann et moi, en jetant entre nous le soupçon de l’insincérité des sentiments. Aussi, quand par la force des choses nous dûmes constater que nous nous apprécions beaucoup, il y avait comme à la fois une distance qu’il était trop tard pour réduire, et tout ce temps qu’il fallait rattraper. Mais comment ça se rattrape, le temps, hein ?
Banalité des formes : Il est une technique bien connue des vieux copains, consistant à faire remonter le passé. En se remémorant à chaque rencontre les histoires que l’on a partagées, on enrichit les nouveaux moments qui se présentent avec la matière du passé — alors le passé reste un peu présent et le présent peine à passer. Une anecdote que Yann aimait beaucoup à ressasser était par exemple notre voyage en Bosnie. Le plus beau capot de notre carrière de pêcheurs ! Nous l’avons tellement fait revivre dans nos récits que je ne suis plus tout à faire sûr des passés qui ont été réellement présents, mais qu’importe puisque, pour le dire un peu dans sa tournure d’esprit à lui, on n’est pas de trop de se mettre à plusieurs, pour se rappeler tout ce qu’on a fait ensemble.
Irrégularité : Avec Jean-Marc Lebreton, ils — le chimiste et l’alchimiste, — ont été les grands artisans de la saga Star Baits. On ne se rend pas compte aujourd’hui de l’hégémonie de cette marque à une époque. Yann est donc de ceux qui ont vraiment changé quelque chose dans la pêche de la carpe. Mais il était aussi un pêcheur à la mouche et au leurre, un infatigable voyageur aussi ; en fait peut-on dire de lui qu’il était résolument un pêcheur. Résolument et non simplement, car d’une part la simplicité n’est pas simple et, d’autre part, il n’est pas si facile que cela d’être un pêcheur avant toute technique. Il faut être d’une certaine manière — oui, — résolu. Yann était par tout son être cette résolution : à la fois volonté farouche de pêcher, et par cette volonté-même la solution à cette injonction qui nous est faite à tous, de devoir choisir un camp. Ce qu’il a fait pour la pêche, il l’a fait comme par magie, par sa seule présence.
Banalité des formes… Présence qui s’est éteinte. Sa silhouette, son timbre de voix, son rire : morts. Peu besoin de périphrase : c’est la mort qui s’est invitée à notre table. Figure porte absence et présence… L’absence toutefois n’est pas une autre figure de la présence. De la présence elle est l’Autre. Les physiciens ont raison : le présent, c’est la présence. Régularité parfaite dans laquelle nous tournons en rond. Il me faudra du temps pour demander de nouveau : « qui sera présent ? ».