Pourquoi vous ne pouvez pas pêcher de nuit

Un peu partout en France, la pêche de nuit des carnassiers se pratique, mais demeure cloisonnée dans un silence qu’il n’est pas forcément très malin de rompre : pêcheurs de nuit et gardes sont en quelque sorte tombés d’accord pour dire qu’à condition que ça ne se sache pas… Le garde préfère employer ses nuits à dormir, ou à chasser le carpiste, une race de contribuables qui se déplace moins vite –sorte de tortue du gangstafishing.

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Il s’agit bien de gansgtafishing. Rappelons-en la définition : « action de pêche illégale en no kill, ne prêtant pas atteinte au milieu (mais seulement à la loi). » Il est évident que les plus prudes, les plus ignorants, continueront à hurler comme des harpies à l’encontre de cette délinquance halieutique qui a le culot de s’afficher, mais nous voudrions néanmoins préciser les choses.

En introduisant le gangstafishing par la pêche des sites privés, la revue Predators a commis un terrible pêché d’orgueil : on ne peut impunément braver la culture française dans une de ses croyances les plus tenaces. La propriété privée est à la France ce que le Comté est à la Franche-Comté ou la syphilis au XIXè siècle. Un élément fondateur. C’est tout juste si on ose imaginer un autre monde, par-delà celui plat et géocentrique de la propriété privée. Si bien que quand un Français se rend en Irlande par exemple, il hallucine littéralement : là-bas il est normal de poser son float-tube sur le plan d’eau de n’importe quel agriculteur. Et quand l’exploitant vient vous saluer, il ne manque d’ailleurs pas de vomir sur ces Allemands qui achètent de grands morceaux de landes pour les clôturer et en barrer l’accès ou le passage. Les Irlandais appellent d’ailleurs cela des méthodes de « gangster »… Etrange Europe où tout côtoie son contraire !th-1

C’est que l’Irlande a une histoire différente de la nôtre. Si les Irlandais et les Anglais ont une vision plus modérée de la propriété privée, c’est qu’en Angleterre le servage a disparu très tôt, et la paysannerie s’est rapidement transformée en fermiers indépendants. Mêmes les ouvriers agricoles journaliers obtenaient des concessions de champs en plus de leurs émoluments. Ici la propriété est entendue comme partage avec le plus grand nombre possible, et le féodalisme tirait sa valeur non pas de la plus-value mais de sa démographie.

th-6Et notre histoire, alors ? C’est avant tout celle de la Révolution Française. La propriété privée a en effet un peu l’ambiguïté amphibologique du plomb-palette : avant la Révolution exécrer la propriété privée c’était préparer la Révolution, après elle défendre la propriété privée c’était encore défendre l’héritage de la Révolution Française. Il serait trop long ici d’en expliquer les raisons, mais pour faire simple, c’est en vue (vue politique, donc) de résister à la pression jacobine que Robespierre a livrée la France à ceux qui avaient le moins à gagner à l’anarchie et à une nouvelle stasis : les propriétaires fonciers. Et c’est dans le vote censitaire, bien sûr, que s’est le mieux incarnée cette idée surprenante : la raison va avec la propriété.

14463265_638682026293214_5161904630859346990_nIl devint même de plus en plus urgent d’imposer la nouvelle propriété privée à mesure qu’une autre branche de l’économie se développait : la grande industrie, et qui prévoyait la privatisation des moyens de production. Bref, il fallait que le prolétariat accepte l’idée de propriété privée comme une chose naturelle, et des moyens délirants ont été mis en branle pour justifier et légitimer la propriété en même temps que les moyens de la défendre. Cocus deux fois, en somme, les Français n’ont pas eu d’autre choix que de se faire à l’idée… Ainsi, il ne faut pas croire que le gangstafishing a choqué parce que les Français se seraient tous forgés une opinion, et la même, au sujet de la propriété privée. Ce serait trop beau ! C’est tout simplement parce que depuis presque deux siècles et demi il leur a été ordonné de penser ainsi.

Il faut bien comprendre que le passage de la propriété tutélaire à la propriété privée (en gros d’un féodalisme médiéval à un féodalisme capitalistique) a jeté dans la misère, la mendicité et la délinquance des millions d’individus à travers toute l’Europe. Les bouches nourries par les terres arables sont soudainement devenues les ennemies de la terre devenue pacages. On a massivement arrêté, fouetté, mutilé et exécuté au nom de la propriété privée. Il n’était pas aisé de justifier ces massacres. La propagande qui en est issue influe encore tout notre modèle de pensée.unknown-3-copie

De la même manière, n’allez donc surtout pas imaginer que c’est parce qu’il y aurait une raison halieutique, écologique, à l’interdiction de la pêche de nuit que la pêche de nuit est prohibée. C’est bien parce qu’elle est interdite qu’on pense fondé l’interdit. Et vous allez voir que l’exemple de la propriété privée n’était pas fortuit…

louisivPour cette enquête, et parce que nous ne reculons devant aucun sacrifice, nous avons demandé l’aide de Yasmine Harouach Develle, avocate au Barreau de Bordeaux, et qui nous a confirmé que l’interdiction de pêche de nuit remonterait à 1669, sous Louis XIV donc, et surtout Colbert, qui dans une ordonnance indique que, article V, nous « leur défendons pareillement de pêcher en quelques jours et faisons que ce puisse être, à autre heure que depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher » (titre XXXI de la pêche).

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En fait, certains historiens du droit nous indiquent que cette interdiction, même non écrite, aurait été en vigueur dès le XIVè siècle (la source est un jurisconsulte médiéval, et est relevée dans un livre traitant de la temporalité dans la législation). La justification de cette interdiction, ou plutôt de ces interdictions nocturnes (elles concernent la chasse, la cueillette, et donc la pêche), est de limiter le glanage et le grapillage sur les terres de la seigneurie… On revient à la propriété privée.

th-2Pourquoi Louis XIV ? Parce qu’il est le premier roi de France à avoir préféré, et ouvertement, la bourgeoisie à l’aristocratie, parce que son règne a en quelque sorte préparé le passage du féodalisme au capitalisme. « Pour survivre, les plus pauvres chassent et pêchent à l’abri des gardes des seigneurs », interprète Me Develle, qui ajoute : « l’ordonnance est trop ancienne pour concerner la protection des personnes, qui est plutôt contemporaine, et ne parlons même pas de droit environnemental et de protection des espèces… ».

th-4Il faut donc imaginer le riverain de la Loire, qui vit de la nature (cueillette, civelles, chasse…), apprenant l’interdiction de pêche de nuit : « Ils veulent nous faire crever de faim, ou quoi ? Pêcher est vital pour nous… En même temps, on n’a pas le choix… Et puis, ça fera un peu de répit aux civelles. » Voilà comment en trois phrases tout un mode de pensée bascule vers une nouvelle représentation. La justification vient toujours après l’interdiction. Et si on observait attentivement la littérature halieutique de l’époque, on verrait le nocturne investir le champ lexical du braconnage. Une interdiction en société est comme un grain de sable non pas dans la mécanique – le grain de sable fait ici partie intégrante de la mécanique. C’est un grain de sable dans une huître. Ipso facto la société, l’huître, vient déposer une nacre brillante ; apparaît alors la perle… de culture. Une culture est un animal qui se nourrit de sable.

En Allemagne, la pêche de nuit est naturellement pratiquée. Par contre vous devez vous cacher pour relâcher un poisson. En Grande-Bretagne idem, pêcher la nuit est aussi normal que de pêcher la journée. En Espagne vous pouvez pêcher jusqu’à minuit… Chaque pays a construit sa vision de la pêche nocturne à partir de la législation en place sur la circulation des biens et des personnes dans le réseau hydrographique. La France est un des seuls pays au monde à interdire la pêche de nuit. Tant mieux ou tant pis, mais qu’elle n’ait pas le culot de dire qu’elle serait la seule à avoir raison en prétendant que c’est justifié du point de vue de la gestion piscicole !th

Ouvrir un débat sur la pêche de nuit ne ferait en conséquence que recenser ceux qui donnent toujours un peu raison au pouvoir, et ceux qui lui donnent toujours un peu tort. On voit ce qui s’est passé avec les carpistes : ils avaient besoin de la pêche de nuit, sans elle leur pêche n’avait plus de sens. Ils sont devenus malgré l’interdiction la première force halieutique française… et n’ont reçu des instances qu’une répression ouverte et toujours renouvelée. Voyez ce qui se passe avec la pêche à la traîne : dans certains lacs elle a été interdite le week-end parce qu’elle occasionnait des gênes entre usagers (autres pêcheurs, baigneurs…). Si bien que les mêmes gardes qui ne voient pas le mal à pêcher à la traîne la semaine, sanctionnent rageusement le verticalier qui contrôle sa dérive sur deux mètres carrés le dimanche…

La loi se substitue toujours immédiatement à l’esprit qui l’a fait naître. C’est pour cela qu’elle se retourne fréquemment contre les hommes. Elle arme ce qu’on appelle des « hommes de loi » qui la regardent comme une mère, les assermentés qui jurent avoir vu un pêcheur à la traîne dans un type qui avance en powerfishing. Pour la loi, il n’y a que ceux qui la violent et ceux qui s’abstiennent. Les pervers et les chastes. La loi est une religieuse hystérique, et elle propage son hystérie autour d’elle. « Tu pêches de nuit ? Mais c’est mal ! » Non c’est illégal, c’est différent. On peut obéir à la loi sans lui donner systématiquement raison, je pense. La minijupe est toujours interdite aux yeux de la loi… le voile intégral aussi. Obéir aveuglement à la loi, ne pas voir les minijupes sous les burqa, avancer avec une canne blanche même en plein jour. Quelle jalousie cela doit susciter pour ceux qui ont des yeux – des yeux nyctalopes !

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