Carp and carp angler, 1980. George Sharman

Voici un livre qui se présente sous un registre clairement encyclopédique : on y dresse le bilan des connaissances disponibles au sujet de la carpe. De fait, le livre réunit des signatures, plus ou moins célèbres, sur les graines, sur les bouillettes à haute valeur énergétique, sur la pêche hivernale, la biologie de la carpe, on y parle de ces petits poissons qui offrent tant de plaisir, tandis que l’on recense à l’inverse les grosses carpes d’Angleterre… En fait, on touche avec cet ouvrage à un pallier précédent de peu le choc Maddocks

0091414407_1Ce patchwork de thèmes et d’auteurs est assez révélateur d’une stagnation de la pêche de la carpe, d’un plateau donnant l’impression d’une immobilité de la pratique. De fait, le projet n’a aucun mal à embrasser la carpe dans l’entièreté de son histoire : Richard Walker y a sa place, et il est saisissant de constater que les diverses ruptures qui ont jalonné cette pêche ont été comme digérées au profit d’une volonté d’unification. Walker le dit lui-même : ce livre est l’occasion d’un nouvel inventaire des connaissances accumulées. Vingt-cinq années ont en effet suffit à rendre nécessaire un nouveau point sur les connaissances, dont Sharman s’est proposé de faire la litanie, ce qu’il appelle, tout en faignant là une touche personnelle, « sa logique ». Par exemple, afin de revendiquer son inscription dans la tradition, Sharman nous explique qu’il n’est pas un hasard que son fils aîné s’appelle Richard. Il s’excuse même que ses observations divergent de celles de Richard Walker, tout en précisant que les fondements sont les mêmes, tant il est vrai que dans l’unanimité et l’uniformité de l’approche globale, chacun a pu se développer un style. Or, nous verrons que Maddocks fera de l’absence de style une véritable approche idiosyncrasique, ayant la force de proposition d’une logique totale et totalisante. Pour le dire plus clairement, Maddocks substituera à toute logique individuelle LA rationalité, dans tout ce qu’elle peut avoir d’impersonnel.

L’apport de Sharman est toutefois important en ce qu’il prépare sans le savoir le terrain de Maddocks. Sharman correspond en effet à une période de relativisation, qui signifie aussi une reconfiguration de l’espace dans lequel se déploie la représentation d’une pratique. Cela se manifeste dans l’appréciation selon laquelle une carpe n’est grosse que relativement à un cheptel (il dit avoir assoupli son approche uniformément specimen hunting), mais aussi dans des considérations plus fines, comme l’équilibre entre la difficulté de faire mordre et celle de combattre sa prise. La chance a ainsi encore prise sur la réussite, comme quand un poisson accroche un herbier, mais pas trop, juste assez en fait pour lui boucher la vue et se laisser ramener tranquillement.

Encyclopédique, donc, le propos est évidemment copieux, il n’est pas même exempt de répétitions. Il annonce, en fait, une tabula rasa. Il faut en effet souligner que la pêche de la carpe se présentait alors ainsi qu’un système complet. Sharman le dit bien : aller à la pêche, se promener le long des berges, est en soi une satisfaction, et suffisante en soi. Nous mesurerons bientôt toute l’étendue de la rupture qu’incarnera Maddocks, bien éloigné de cette vision romantique de la pêche de la carpe : si Maddocks s’en prendra au carpiste contemplatif ravi de voir un oiseau se poser sur ses cannes, c’est parce que Sharman publie dans son ouvrage une telle photo. Nous verrons aussi que si Maddocks clame qu’il est au fond plus facile de prendre sous la glace des carpes qu’une grande partie du reste de l’hiver, c’est précisément parce que Sharman a déclaré que « prendre une carpe sous la glace est une forme d’achèvement pour un pêcheur de carpe ». Maddocks ne se contente pas de représenter cet achèvement, il le dépasse pour la déplacer vers un autre paradigme. Or — et c’est mon annonce de plan, — si Rod Hutchinson signe un chapitre du livre de Sharman, c’est qu’il appartient à cette tradition un brin hippy que Maddocks exècre, et nous verrons que, après nous être attardé un peu sur ce qu’il convient d’appeler la révolution Maddocks, Rod Hutchinson va se faire le chantre d’un retour à la tradition précisément orienté contre Maddocks

 

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