Carp Fever, 1981. Kevin Maddocks

Ce livre est bien entendu un monument. Mais l’exemplaire que je possède est presque aussi important que son contenu. D’abord parce qu’il a été « complètement revisité » par l’auteur à l’occasion de la réédition que j’ai lue pour vous (il en est donc la version finale et il serait intéressant de le comparer à l’original), ensuite parce qu’il est annoté de la main de Henri Limouzin. De là à dire que le comparse d’Albert Drachkovitch s’est appuyé sur cet ouvrage pour rédiger ses premiers articles sur le sujet dans La Pêche et les Poissons, il n’y a qu’un pas — que je ne franchirai pas faute d’arguments, mais je me plais à le croire. Carp Fever, c’est en outre une « new area in carp fishing », comme l’écrit l’éditeur. Essayons alors d’en dire quelques raisons.img_5058

La rupture, c’est Kevin Maddocks qui l’entonne lui-même sur un ton glacial : « je ne vois aucune place à accorder à quelque propos théorique ou scientifique, telle que la scalimétrie (…). » Ce en quoi Maddocks tranche ici d’un seul coup avec toute la tradition de la littérature carpe, en particulier avec Jack Hilton ou George Sharman qui bardaient leur propos de ce genre de considérations. Maddocks, c’est l’ère d’un pragmatisme assumé, froid et calculateur, l’ère du rendement et l’aboutissement de la rationalisation de cette pêche. De ce point de vue, il est certes le continuateur de Hilton ; il en est surtout le droit d’inventaire. Il le dit lui-même : il ne pense pas impossible de connaître et de maîtriser tous les paramètres de l’échec et de la réussite, ce en quoi il a pleinement conscience d’être à contre-pente de ses prédécesseurs les plus illustres.

img_5061Cet effort de rationalisation est donc d’abord un geste de démystification. Pour ce faire, Maddocks installe aux côtés de Richard Walker une autre figure : Peter Mohan, à qui il laisse la parole pour un chapitre. Celui-ci est sans détour : le carpiste qui a des résultats — Maddocks en tête — y consacre d’abord du temps, tout son temps en fait, y compris le temps qu’il n’a pas, quitte à cesser de travailler et de mener une vie de famille ­— et tout son argent. La figure du sage retraité que défendait le Dr Sexe peut honorer sa sépulture ; la quête hiltonienne elle-même est déjà devenue une conquête : si Hilton dédiait son livre à sa femme, c’est qu’elle était l’autre pôle de son existence ; quand Maddocks évoque son épouse dans les remerciements, cela ressemble à des excuses.

La fièvre qui habite le nouveau carpiste est en fait le vertige d’une rationalisation jalouse et insomniaque. Mohan ajoute : « certains pêcheurs désapprouveront l’idée que la pêche de la carpe puisse devenir si compétitive, mais je ne me sens pas concerné par cette question ; d’ailleurs, qui suis-je pour dire si cela est bien ou mal ? ». Cette fièvre pour la carpe qu’ils s’expliquent si mal, peu besoin d’être grand clerc pour deviner qu’elle entretien un rapport d’homologie avec une autre fièvre, libérale, qui s’est emparée de l’Angleterre : la naturalisation de la compétition des structures et des hommes ne pouvait aller sans une compétition structurelle reportée sur la nature par la homme. Mohan, dans son vibrant hommage à Maddocks, nous explique d’ailleurs que celui-ci est un type de pêcheur particulier, un specimen hunter porté par des qualités bien spécifiques : le sang froid, la patience, la persévérance, le goût immodéré de la réussite. Maddocks aime préparer, réfléchir, planifier, et ne se déplace ensuite que pour triompher. Cette figure entrepreneuriale substituée avec brutalité au retraité du Dr Sexe, emporte aussi avec elle toute approximation et accommodement dans la pratique elle-même, et il est vrai que dans Carp fever, Maddocks invente littéralement les postures, les comportements, jusqu’aux systèmes de rangement qui ont encore cours aujourd’hui. La magie a laissé place aux magiciens et leurs trucs.

Aussi, quand Maddocks approfondit l’héritage qu’il a reçu, c’est dans un style très personnel. Rappelez-vous que Hilton avait remarqué que les carpes se nourrissaient davantage sur les zones peu profondes. Maddocks ajoute : oui, mais c’est en raison du vent. Les carpes montent sur les shallows balayés par le vent parce que l’eau agitée est un environnement rassurant pour elles, et c’est l’eau ainsi troublée qui provoque un instinct d’alimentation. Notez que son « oui mais » est alors une réponse par la négative : ce ne sont pas les shallows qui attirent les carpes, cela est un épiphénomène. Car c’est aussi cela Maddocks : un froid mépris pour tout ce qui lui semble inférieur ou antérieur, deux notions qu’il ne distingue qu’à peine, tant tout ce qui le précède lui paraît inférieur et ceux qui lui sont inférieurs, arriérés.

Dans sa logique perpétuelle de dépassement, et comme il est en outre contemporain de cette évolution de la représentation des carpes que j’ai déjà thématisée (qui consiste à envisager la carpe comme soudainement très intelligente), Maddocks tient à apporter un correctif : s’inscrivant en faux par rapport à ce qu’il juge être une simple opinion, il retoque l’argument scientifique de la taille du cerveau pour lui substituer la notion béhavioriste d’éducabilité : ce sont les mauvaises expériences successives qui font à la carpe associer certains faits à un danger. Affirmation qui aura une grande postérité, en particulier parce qu’elle a l’avantage d’accorder l’exclusivité de la rationalité à l’homme.

Mais une objection se présente, à laquelle Maddocks va apporter une réponse qui aura une grande conséquence pour la suite. Car en poussant son raisonnement, il semble logique qu’une grosse carpe, parce qu’elle est aussi très âgée, sera très difficile à prendre. Maddocks rétorque que si celles-ci ne se font pas prendre, c’est tout simplement parce que de plus petits sujets, moins expérimentés, se jettent plus promptement sur l’appât et se font capturer à leur place. De plus, s’enhardit-il, les grosses carpes ne sont pas forcément plus âgées : certaines carpes de moins de 10lb seraient deux fois plus âgées que d’autres du double de poids. Tout un schéma ad hoc est ainsi mis en place pour coller à une vision globalisante de la pêche de la carpe, qui le conduira (nous le verrons dans In pursuit of Carp and Catfish.), à une conclusion précise : la vraie belle capture ne se mesure pas (uniquement) en livres. Certains sujets sont difficiles à prendre, indépendamment de leur poids ou de leur âge : ceux-ci ont donc de meilleures capacité à retenir l’expérience… Il cite ainsi le cas de cette carpe capturée cinq fois le même week-end, anecdote qu’il faut opposer symétriquement à cet autre récit qu’il fera dans In pursuit of Carp and Catfish et que nous verrons dans le prochain article.img_5059

Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’à l’époque où Maddocks pêche et rédige, il n’est plus une prouesse de faire mordre une grosse carpe, moins encore de la combattre et de la mettre à l’épuisette. Mais il ne serait pas davantage valorisant de dominer les poissons sur un plan intellectuel : qui se vanterait d’être plus intelligent qu’une carpe ? Maddocks emprunte donc cette troisième voie : le bon carpiste ne triomphe pas des carpes, mais des autres carpistes. Il ne s’agit donc pas de savoir si la carpe est intelligente ou non, mais d’adopter une attitude capable de répondre à l’éducabilité de la carpe, à savoir : la flexibilité (autre grand thème du libéralisme) et surtout la hargne. Cela passe donc par la mise à mort de tout romantisme : pêcher la carpe implique une obligation de résultat. Personne ne peut se soustraire au jeu. Comme il le formule lui-même avec un mordant qui détonne en regard de la tradition, il ne peut comprendre qu’on apprécie une session bredouille simplement parce qu’un martin-pêcheur nous a fait le cadeau de se poser sur nos cannes. Mesure-t-on toute la différence avec le bucolisme des pêcheurs de Redmire Pool, qui voyaient chaque carpe capturée comme un don de la nature, et qu’ils recevaient à genoux, les mains jointes ? Pour Maddocks, la nature est une chose qui se conquiert, les carpes lui sont arrachées comme de force. Leur bon vouloir est une chose qui se tord. C’est que Maddocks porte un message clair : s’il aime la nature, celle-ci n’est pas pour lui un bloc de sens et d’espace-temps : la nature se découpe très bien en diverses régions qui sont autant de centres d’intérêt différenciés : de la même manière qu’il ne se console pas de la vue d’un Concorde dans le ciel quand il part observer les oiseaux, un piaf ne le consolera pas d’une partie de pêche sans poisson. Ce sont ses mots.

Ce sont ses mots et ils ont une résonnance particulière. Il est rare qu’un livre de pêche accorde une telle place, une telle primauté à la raison la plus froide et la plus calculatrice. Avec Maddocks se dessine un nouveau profil de pêcheurs qui va devenir une norme, et que l’on peut reconnaître chez tout carpiste moderne ­— non en totalité et chez chacun d’eux, mais à des degrés divers, à certains moments plutôt qu’à d’autres, mais toujours cette empreinte est visible : dans l’équipement, dans l’action de pêche, dans le propos…

L’accroissement de la population carpiste a évidemment conduit à une prise de conscience grandissante de la concurrence qui opposent les pratiquants entre eux : plus il y a de pêcheurs au bord de l’eau, plus la capture d’une grosse carpe ressemble à un simple effet statistique et de moins en moins à une performance individuelle. Il faudra donc nous intéresser dans le prochain article à un autre de ses ouvrages, In pursuit of Carp and Catfish (que je trouve pour ma part bien plus édifiant quant à l’objet de notre recherche), où Maddocks va plaquer l’individualisme saisissant de sa démarche sur notre perception des carpes : celles-ci ne se distingueront plus quantitativement, dans un rapport seulement statistique ou catégoriel (les grosses, les petites, les communes, les sauvages, les miroirs), mais fortement individuel, avec une sourde valorisation des sujets capables d’apprendre plus vite que les autres. Ainsi, le bon carpiste, qui s’adapte et apprend plus vite que les autres carpistes, se reconnaîtra à ce qu’il est capable de prendre ces carpes parmi les carpes qui apprennent et s’adaptent plus vite que les autres. La découpe homme/poisson est ainsi traversée d’une seconde catégorisation, transversale, qui lie un groupe d’hommes à un autre groupe, de carpes. Ce pour(-)quoi je vous donne rendez-vous pour la suite de notre lecture critique et historique des grands livres-jalons de la pêche de la carpe.

img_5060Toutefois, avant de nous quitter, je me ressouviens que je vous avais aussi promis de dire quelques mots sur les marges noircies par Henri Limouzin. La chose remarquable est que Henri n’a annoté que le chapitre consacré à la pêche hivernale. Peut-être préparait-il un article sur le sujet, à une époque où, en France, chacun était convaincu que la carpe hibernait tout l’hiver pour ne s’alimenter qu’au printemps. Henri a consciencieusement opéré les conversions entre degrés Fahrenheit et Celcius. Il semblait très intéressé par ces données objectives, comme lorsque Maddocks explique qu’en dessous de 3°C, les chances de capture sont quasi nulles. Il a aussi entouré un passage où Maddocks explique avoir cassé la glace pour pêcher, et avec un certain succès, mais surtout, Henri a relevé au crayon cette statistique : il y a deux fois et demi plus de chances de prendre une carpe en hiver la journée plutôt que la nuit. En fait, les annotations surviennent chaque fois que Maddocks ose un chiffre, comme lorsqu’il affirme que 90% de la période hivernale peut produire un départ de carpe. Il semble aussi très intéressé par tout ce qui porte atteinte aux idées reçues. Il écrit : « la température n’a plus ou moins pas d’importance » ou « le vent n’a pas d’influence en hiver » ou encore « plus de chance sous la glace » (Maddocks expliquant en effet que sous une couche de glace, la température de l’eau est souvent plus douce que quand le lac est exposé à l’air), etc. Je pense donc que Henri préparait un article un peu sensationnaliste sur la pêche de la carpe en hiver, et qu’il cherchait des cautions à son propos. Et à ben y réfléchir, dans une démarche consciente de refonte des croyances carpistes, s’il y a bien un domaine où l’on peut aisément innover, c’est bien pour Maddocks comme pour Limouzin dans la pêche de la carpe en hiver, qui était en France un genre de contradiction dans les termes.

 

 

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