Je n’étais pas particulièrement porté à commenter la disparition de Fred Miessner. Puis il y a eu ce bel hommage organisé par son cercle le plus proche, où est venue me tarabuster cette idée : et si, en faisant son denier salut à l’un de ses pionniers, la communauté des pêcheurs aux leurres avait en fait accordé à l’ensemble de ceux-ci un premier salut solennel ? Il me semble en effet qu’avec le décès de Fred Miessner la pêche aux leurres s’est découvert une histoire, qui pourrait alors très bien commencer très loin des origines par ces mots : « En janvier 2022 disparaissait un des grands noms de la pêche aux leurres en France ». L’Histoire commence toujours avant l’histoire, mais l’histoire elle aussi a une histoire. Notre historiographie débute donc possiblement sur un quai de Seine, dans la capitale, là précisément où la pêche est une chose qui ne va pas forcément de soi. Ce qui nécessite quelques explications.
Un lundi froid et humide, un peu tout ce que la pêche aux leurres compte de défricheurs s’est trouvée affairée à agglutiner les contours d’une ébauche de mémoire collective. Ce n’est en effet pas qu’une telle concentration de vieilles gloires pas encore tout à fait anciennes fusse inédite — les salons de pêche réunissent souvent la galerie au complet — mais aucun autre contexte auparavant n’avait été mieux propice à cette ressouvenance : nous nous connaissons pour la plupart depuis un bon quart de siècle. Gageons qu’en vingt ans nous eûmes du temps pour nous fâcher, nous conspuer, nous séparer en groupes rivaux (et nous ne nous en sommes pas privés) ; mais après vingt ans la grande nouveauté, consiste en ce que cela n’a plus aucune importance, puisqu’aucune dispute, aucune rancune n’entame plus le cuir d’une si longue amitié, surtout quand elle se teinte d’un peu d’admiration mutuelle. C’est ainsi que je me suis surpris, devant le fleuve où nous évoquions Fred en mots choisis, tout près de ses spots préférés, à répéter en boucle, ici en regardant untel : « il y était » ; là tel autre : « lui aussi il y était » ; puis ce visage là-bas : « celui-là encore il y était ». D’où ma remarque liminaire : par la reconnaissance d’une grande figure défunte, la pêche aux leurres s’est trouvée en mesure de les reconnaitre toutes.
C’est ici que je dois l’écrire : Fred et moi étions potes, mais pas amis. Vous le savez : il existe deux grands événements qui vous font vous découvrir tout un tas de nouveaux amis (je veux dire vraiment nouveaux) : le trépas et la super cagnotte du loto. Alors je le dis : nous n’étions pas intimes. Autre chose nous liait, et dont je parle ici. De Fred je garde surtout le souvenir d’une intelligence vivace, créative à l’excès, presque débridée. Pendant les salons professionnels où l’ennui est l’espèce dominante, nous discutions souvent ; et j’étais charmé par sa finesse d’esprit, la pertinence de ses vues. Il a perçu avec beaucoup plus de clairvoyance que moi nombre des évolutions de notre loisir. Il partageait parfois des idées que je ne comprenais qu’un an ou deux après. C’était un visionnaire et un bâtisseur, comme il en existe très peu. Voilà : Fred Miessner est la première grande figure de la première génération de leurristes en France à nous quitter. Le dire deux fois équivaut à souligner la phrase. Mais qu’est-ce que cela, une « grande figure » ?
Commençons par tresser les lauriers sur les bonnes têtes : Fred a su renseigner le concept de streetfishing d’une conception très consistante, où la subsomption du rockfishing (comme technique) au streetfishing (comme stylistique), a permis d’apporter un contenu précis et adéquat à un concept aux bords flous. Avant Fred en effet, le streetfishing était teinté d’ironie, il était en fait pétri d’autodérision, voire d’amertume : on pêche en ville parce qu’on n’a pas de fric, parce qu’on n’a pas de bagnole, et on appelle cela streetfishing pour mieux mesurer la distance d’avec nos rêves, comme on dit d’un vieux marécage puant qu’il est notre Everglades. Surtout, on ne savait pas trop de quoi on parlait, quelle réalité était désignée par là.
Or, C’est Fred qui a fait du streetfishing un concept puissamment affirmatif, presque un cri de guerre, en tout cas une perpétuelle revendication. Avec sa vision du streetfishing, Fred a donc élargi le champ des possibles halieutiques mais surtout, surtout il a contribué à exorciser la honte d’être pêcheur. En cela non seulement il n’usurpe pas la cape de « grande figure de la pêche », mais il en fournit l’envoi normatif. Chef de file de son vivant, il continue à nous montrer le chemin depuis l’au-delà. Et si les précurseurs peuvent en effet être fiers de ce qui s’est érigé sur leurs premières pierres, ils leur restent encore à être fiers de cette fierté, ne pas la laisser ravaler — ce dont Fred avait une conscience aigüe.
Aussi, pour que Fred ne s’efface, des campagnes indifférentes jusqu’au cœur des villes où l’ennemi nous flèche de ses fis, et parce qu’il n’est pas de phrase ou d’histoire plus ample que celle qui ne souhaite pas finir, quels que fussent enfin les poissons et les techniques qui furent nos succubes, nous, anonymes ou petites veilleuses ridicules au firmament de Facebook, devrons chaque jour trouver le courage d’allumer notre mégot à l’haleine de ce dragon : abattre la honte d’être pêcheur.