In pursuit of Carp and Catfish, 1986. Kevin Maddocks

In pursuit of Carp and Catfish fait suite à l’opus magnum de Kevin Maddocks dont je vous ai déjà parlé, Carp Fever, qui au moment de la publication de In pursuit of Carp and Catfish avait atteint les 25 000 copies. Le projet est alors clairement commercial : capitaliser sur la vague du premier succès d’édition. D’ailleurs, le livre est en fin de compte un recueil de récits, ni plus ni moins écrits ou différents de ce qu’on peut lire aujourd’hui sur n’importe quel blog bien tenu. Mais en introduisant le thème « silure » dans son ouvrage, Kevin Maddocks nous dit quelque chose sur l’évolution de la pêche de la carpe

img_5011Il est d’ailleurs à noter que l’ouvrage s’ouvre sur une photographie de silure. Il début et s’achève de surcroît sur l’évocation de ce poisson. Maddocks explique en substance que cette « powerful, monstruous creature » l’a détourné pour au moins deux ans des carpes, et je veux montrer par là que le silure à cette époque se substitue bien à la mythologie de la carpe des années 50 ou 60. La pêche à la ligne était en effet encore plus ou moins dominée par une représentation de la carpe comme plus gros poisson d’eau douce, si bien que ses pionniers étaient en fait attirés en priorité par ce statut davantage que par la carpe elle-même : ils étaient donc tout enclins à s’intéresser au silure. D’ailleurs, les carpistes passés siluristes sont encore aujourd’hui ceux qui, d’abord attirés par le plus gros cyprin, sont naturellement allés vers le plus gros poisson de rivière — tout court.

Les légendes des photos d’ouverture sont d’ailleurs assez parlantes : pour le premier silure, Kevin Maddocks évoque un combat de plus d’une demi-heure qui lui aurait mis le bras en miettes. On se situe d’emblée dans le registre d’un rapport de force entre l’homme et l’animal. Cette force manifeste du silure a donc eu une conséquence immédiate sur la manière dont Maddocks s’est mis à envisager les carpes : elles ne sont plus le combattant mythique de Redmire Pool, par exemple. Les avancées techniques et l’arrivée du silure ayant fortement relativisé la puissance bestiale de la carpe, elle est maintenant saluée par Maddocks pour sa beauté, ou sa virginité vis à vis de toute capture antécédente, et il en parle conséquemment ainsi qu’une chose que l’on doit respecter, et chérir. La carpe est presque devenue une petite chose fragile…

img_5012C’est que quand Maddocks devient carpiste, Redmire Pool appartient déjà au passé. Maddocks le dit lui-même : « just another carp water. I was not in any way affected by the nostalgy and history of the place. » Pour Maddocks, son passage a Redmire est plutôt l’occasion de suivre la tradition sur le mode de la rupture et de marquer le tournant qu’il se propose d’incarner. Il témoigne lui-même avoir envisagé le site comme très difficile, car les autres carpistes n’y obtenaient que très peu de résultats, ce qui constitua pour lui une déception, car, ajoute-t-il avec une tranquille assurance, dès sa première (et unique) saison il captura 23 carpes de plus de 20lb et de ce fait, n’y retourna jamais. Affaire réglée.

A la place de Redmire Pool, Maddocks installe un autre lieu : Ashlea, qui lui semblait une aire autrement plus captivante que Redmire Pool. Or, ce déplacement géographique signifiait en fait un profond déplacement symbolique quant à l’approche générale de la pêche de la carpe. Il ironise même : (Redmire Pool) « c’est une usine à 20lb, à tel point que j’en profitais pour tester des montages et des appâts. » Redmire, mort et enterré : le mythe n’est plus à la hauteur de la réalité qui se dessine.

C’est que les normes ont évolué depuis les années 50. Dans son récit d’ouverture, Maddocks capture une première carpe de 32lb, qu’il juge être « a big fish but not a monster ». On mesure toute la distance avec les grandes années de Redmire, qui avec une carpe de 32lb battait même le record d’Angleterre ! Aussi, ce qui intéresse davantage Maddocks à Ashlea, c’est que certaines carpes, par leur attitude au combat semblent n’avoir jamais été piquées auparavant. Conclusion purement spéculative bien sûr, mais qui révèle un souhait plus ou moins inconscient chez ce pêcheur issu d’une Angleterre qui, au début des années 80, alors que la pêche de la carpe est arrivée à maturité, hisse la faculté à faire mordre des carpes jusque là imprenables plus haut que la capture d’une grosse carpe — car la grosse prise n’avait en effet plus rien d’un exploit individuel, et relevait davantage d’un effet de loterie ou plus sûrement du temps passé au bord de l’eau (comme l’avançait doucereusement Hutchinson). Si cette carpe d’Ashlea est imprenable, si cette carpe est même imprenable avant toute capture, c’est précisément parce qu’elle est authentiquement sauvage ; Hutchinson se trompe donc en pensant obtenir quelque contact avec la nature dans la capture de poissons pris et repris, autour de plans d’eau façonnés par l’homme. La Nature selon Maddocks commence aux dernières lumières de la civilisation,  au bout de ce que permet la Raison, dans les derniers fruits qu’elle permet de cueillir. Il ne suffit pas d’éclipser ou de fermer les yeux sur les œuvres humaines pour être dans nature, il faut au contraire mobiliser tout le potentiel humain pour aller plus loin qu’aucun autre homme est allé, là où commence justement la nature, qu’on reconnaît à son inconnu — y compris quand cet inconnu prend la forme d’une carpe non recensée.

Avec Maddocks l’acharnement monomaniaque des pêcheurs historiques de Redmire Pool doit donc laisser place à une recherche de rendement qui exige un meilleur temps de réponse de la part du pêcheur. Il ne suffit plus de prendre gros, il faut prendre désormais vite.img_5013 On devine par là que la force et l’adresse du carpiste ont peu à peu laissé place à sa ruse et son intelligence. En Angleterre, on a alors commencé à envisager les carpes comme moins fortes et plus malignes, et donc celui qui les prend moins virilement héroïquement mais lui-même plus malin et novateur. De même, ce n’est plus tant un lieu qui prend prise sur le destin d’un pêcheur, un plan d’eau qui offre, ou qui se donne à untel ou untel en raison de son abnégation et de son acharnement, qu’une nature qui d’une manière assez abstraite, mystérieuse mais sans susciter tellement de curiosité, retire ses faveurs selon des caprices que le bon pêcheur de carpe accepte encore religieusement. Pour le dire autrement, ce n’est plus la patience du pêcheur qui finit par être récompensée par un site auquel il se voue, mais la nature qui vient parfois déjouer les plans du carpiste (et l’on pourrait ici parler fructueusement du contexte politique des années Thatcher). D’ailleurs, quand Maddocks aborde Ashlea Pool, et s’il est confronté au même problème que les pêcheurs de Redmire Pool dans les années 50 — les herbiers, — son attitude tranche radicalement : lui, dit-il « think(s) logically », un trait de caractère qui n’était pas du tout valorisé par les pionniers qui campaient sur les berges de Redmire Pool.

img_5014Ce livre montre donc selon moi assez bien la manière dont des pêcheurs de carpe de la fin des années 70 et du début des années 80, ont été tenté par la substitution pure et simple de la carpe par le silure, mais finirent par se laisser séduire par les nouvelles qualités qu’ils ont au fond eux-mêmes injectés dans la carpe à mesure que celle-ci perdait son statut de plus gros poisson d’eau douce. Et si dans les années 50 la timidité de la carpe était le principal obstacle que rencontrait le pêcheur désireux de se frotter à sa puissance, dans les années 80 c’est cette malignité qui compense par un curieux effet de renversement son manque relatif de force et de combativité.

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