La pêche aux mots

Je voudrais ici dire quelques mots au sujet de la manière dont nous parlons de la pêche, et, partant, de ce que nous disons de nous quand nous parlons de pêche, surtout aux non pêcheurs.

maitre-capello-mortJe ne suis pas de ceux qui cherchent sans cesse la faute dans les écrits des autres. Je fais moi-même des fautes, d’abord parce je m’en fous. De mes fautes, des vôtres. La maîtrise de la grammaire, de l’orthographe, est surtout un marqueur social, aussi passer mes journées à traquer la pauvreté et ses manifestations, franchement…

Par contre, le sens, ça m’intéresse. Or, l’une des expressions que nous sommes le plus à même d’utiliser est la suivante : « je vais à la pêche ». Mais à la pêche de quoi ? la pêche à quoi ?

En fait la question est : la pêche de quelque chose ou la pêche à quelque chose ?

Doit-on dire : la pêche au brochet ? ou la pêche du brochet ?

Je vous mets à l’aise tout de suite, aucune de ces deux propositions n’est fautive. Elles sont toutes deux acceptables. Mais elles n’ont pas exactement le même sens, si bien que l’une est plus correcte que l’autre.

Vous l’avez peut-être deviné, le célèbre site Internet pecheaubar.com voulait dire : pêcher à l’aide de bars comme vifs, idem pour le numéro 1 de la pêche à la carpe, etc. Si on peut dire « pêche à la carpe » pour dire qu’on va essayer de pêcher des carpes, « pêche à la carpe » indépendamment de toute autre intention langagière veut dire pêcher en se servant de carpes comme appâts.

Encore une fois, il n’est pas incorrect d’écrire « pêche à la carpe », mais cela n’a, à l’intérieur du système de la langue française prise pour elle-même, pas du tout le même sens que « pêche de la carpe ». C’est pourquoi on parle de « pêche au leurre », de « pêche aux appâts naturels » ou de « pêche à la mouche ». D’ailleurs, si dans une même phrase vous essayez de préciser et la technique et le poisson visé, de vous-même vous direz que vous pratiquez « la pêche de la carpe à la bouillette ».

Dîtes « la pêche à la carpe à la bouillette » : vous sentez que vous passez déjà pour un plouc…

« Pêche à » a encore un autre sens. On pourrait dire qu’il est synonyme de « glaner ». La pêche au moule consiste à ramasser des moules. Il n’est alors pas anodin de constater que cette polysémie rapproche encore le cueilleur du pêcheur. Mais d’un autre côté, ne dit-on pas la « chasse au canard » ?

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Ce qui me semble plus certain, c’est que cette formulation, cette « pêche au brochet », n’est admise qu’au titre de l’usage. C’est parce que l’expression est largement employée qu’elle est en quelque sorte authentifiée. Dans la langue française il n’y a que deux juges : les grands auteurs, et l’usage.

Mais si l’on veut parler d’usage, et si l’on m’accorde une oreille assez fine pour ces choses-là, je donnerai une série de remarques :

  • Du fait de ma formation ne dis-je jamais « pêche au bar » ou « pêche à la truite », sinon ironiquement (ce qui est important pour la suite). Je parle de « pêche du brochet », de « pêche de la carpe », etc. Quand j’écris, c’est très net. En cela, je revendique, consciemment ou non, une certaine maîtrise de la langue. En tout cas je montre cette maîtrise ou ne parviens pas à la cacher. (Tout cela revient au même, mais ce serait trop long de le démontrer et ce n’est pas notre propos.)
  • Le fait que des institutionnels de la pêche (Fédérations, marques…) parlent de « pêche au bar » ou  de « pêche à la carpe » ne va pas sans entretenir une mauvaise image de celle-ci auprès des non-pêcheurs. Difficile d’être pris au sérieux quand on parle de « pêche à la truite » comme on parle de « pêche aux emmerdes ». Car si les deux tournures sont admises, je rappelle que l’une est plus correcte que l’autre, donc en un sens plus française (de ce français d’une France centralisée dont on a tant souffert à l’école mais qu’on s’empresse de défendre à la moindre réforme, et d’autant plus promptement qu’on en est davantage victime semble-t-il). Aussi quand je vois telle communication externe d’une Fédération parler des trésors des « rivières du département pour la pêche à la truite », j’ai envie de baisser les bras.
  • Parmi la population la mieux éduquée de ce pays, l’emploi de l’expression « pêche à la truite » ne va pas sans un certain mépris, comme si l’emploi d’une tournure inexacte avait justement pour fonction de manifester ce mépris en le justifiant. Un peu comme quand on répond à la question d’une personne en se contentant d’en reprendre les maladresses (« C’est qui qui a piqué mon spinnerbait ? _ C’est Kiki »).
  • Enfin, d’un point de vue purement locutoire, donc oral, il est dans nombre de tournures de phrases plus aisé de dire « pêche à la carpe » que « pêche de la carpe », ce qui peut expliquer à la marge certaines de ces occurrences et faciliter in fine la propagation de cette maladresse de langage jusqu’à l’écrit.

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Cette co-présence de deux tournures, de deux manières de dire dans notre pratique, de dire notre pratique, pose donc un certain nombre de questions, et peut-être de problèmes. Si d’un côté on peut se réjouir que cette « pêche à la carpe » signe l’ancrage populaire de la pêche, ce dont nous pouvons être fiers (combien de pratiques, comme le rugby, usurpent le qualificatif populaire ?), elle est aussi, au titre du lapsus permanent, la démonstration du faible capital culturel dont nous disposons collectivement — capital qui quoi qu’on en dise sera nécessaire pour nous défendre contre certaines attaques, de la part de gens à l’inverse remarquablement dotés en capital linguistique et culturel (et je ne pense pas qu’aux animalistes).

C’est pourquoi selon moi, une bonne démarche consisterait à laisser les pêcheurs utiliser des expressions comme « aller à la pêche à la perche », et même se réjouir de l’authenticité qui s’en dégage, mais veiller à ce que nos écrits, nos slogans, nos plaquettes, nos porte-paroles parlent bien de « pêche à la mouche » et de « pêche de la carpe ».

 

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