Liberticides&pesticides

En début d’année, l’émission Cash Investigation provoquait un émoi considérable, que l’on pouvait mesurer au nombre impressionnant de partages sur Facebook, et surtout aux commentaires indignés que les révélations de l’enquête de France2 suscitèrent. L’émission portait sur les pesticides. Or, rien ne nous concerne davantage — nous, pêcheurs — que les pesticides, car c’est in fine dans les eaux de nos lacs et rivières où nagent nos futures prises, que ces produits, lavés par l’eau de pluie, finissent par s’accumuler…

Disons-le en préambule : le caractère sensationnel de l’enquête de Cash Investigation tient surtout à la rareté d’un véritable travail journalistique à la télévision. L’ampleur du scandale a résonné plus fort qu’il éclata dans la vacuité déconcertante du paysage audiovisuel. On peut, on doit bien sûr se féliciter de l’existence d’une telle émission sur une chaîne nationale, mais on peut aussi sérieusement se dire qu’Elise Lucet n’est ici qu’une caution morale pour l’ex- « service public », qui, comme toutes les chaînes concurrentes, a abdiqué depuis longtemps son rôle d’information. Mais, encore une fois, saluons ces bastions de résistance, trop rares à la télévision, comme d’ailleurs à la radio (citons « France Culture »), dans la presse écrite (« Le Monde Diplomatique »), ou même sur Internet (« Médiapart »).Elise_Lucet_2015_(cropped)

Il faut encore dire que des erreurs parfois très graves ont été commises par ses journalistes, jusqu’au contre-sens, mais cela n’enlève rien au fait que Cash Investigation a bien mis en évidence une série de faits, que voici :

  • une grande quantité de pesticides très dangereux sont librement mis sur le marché
  • ces pesticides sont utilisés sans précaution ou contrôle
  • ils se retrouvent dans nos aliments et nos organismes
  • la nature en est littéralement imbibée
  • notre santé est déjà lourdement impactée par eux
  • le lobby des pesticides est suffisamment puissant pour passer outre toutes les précautions élémentaires

UnknownComme le disait un jour Frédéric Lordon, chercheur au CNRS, « le capitalisme n’a ni morale, ni limites ». L’Histoire nous a appris que seule la volonté politique, c’est-à-dire les pouvoirs publics, sont de nature à réguler l’activité commerciale. Un constat que faisait déjà Aristote ! Or, le reportage, bien réalisé dans l’ensemble, montrait deux choses intéressantes :

 

  • une prise de conscience qui semblait réelle et sincère de la part du Ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll, concernant le problème des pesticides en France (id est : au minimum connaissait-il le problème)
  • la collusion politique/industriel, où lors d’un dîner, les dirigeants d’une des entreprises incriminées par le reportage, trinquaient avec des élus nationaux — « en famille » selon l’expression d’un de ces derniers

A cela il faut ajouter, et le sujet des journalistes l’occultait grandement, que les lobbies s’additionnent entre eux. Le lobby de l’agriculture n’est certainement pas davantage enclin à renoncer au profit pour une meilleure sécurité alimentaire ! D’ailleurs, le lobby des pesticides le sait, et ne cesse de jouer de l’argument (déjoué en fin d’émission par un scientifique, et plus bas dans cet article) de la rentabilité. Et à l’intérieur même du lobby agricole, imaginez le poids de la viticulture dans un pays comme la France… Nous allons y revenir.Unknown-2

Nous nous sommes alors posé une question simple, candide même, après avoir visionné le reportage de Cash Investigation : comment s’organise la régulation des pesticides ?

Il arrive en effet que des pêcheurs découvrent ahuris leur belle rivière littéralement morte sur plusieurs dizaines de kilomètres. Des tonnes et des tonnes de poissons gisant en surface et sur le fond… simplement parce qu’une cuve de désherbant de la municipalité a été rincée dans la rivière, ou qu’une entreprise a lavé à grandes eaux son matériel, ou qu’un particulier a eu la main un peau lourde sur un dosage… Un exemple ici. Or, cela nous amène à troquer notre première question, candide, contre deux nouvelles questions plus offensives :

  • la concentration des produits ?
  • la responsabilité individuelle ?
DCIM100GOPRO

un système en péril

Sur le premier point, on est atterré de constater la dangerosité des produits mis à la disposition de tous. Tout le monde connaît autour de lui une personne qui possède un jardin, et qui mit à mort tout son carré de pelouse rien qu’en distillant trois gouttes de désherbant sur deux tiges d’orties. Cela est bien réel ! Ce qui signifie que des millions de personne en France possèdent chez eux de quoi réduire à néant tout notre système hydrographique !

IMG_7842La vente libre des pesticides et des désherbants est donc à mettre sur le même plan que celle des armes à feu. Ici, il faut être très vigilant : l’argument développé sans cesse par l’industrie chimique est celui de la responsabilité individuelle, sous-entendu : ce n’est pas le produit qui est dangereux, c’est son usage. On appelle cela « l’argument de la neutralité axiologique », et que l’on doit à Aristote (encore lui). Par exemple : avec un couteau, on peut aussi bien faire la cuisine que tuer quelqu’un. Le couteau n’est donc pas mauvais en soi, tout dépend de l’usage que l’on en fait. Cela est sans doute vrai s’agissant d’un couteau à viande, mais devient beaucoup plus contestable pour une arme à feu (qui n’a qu’une fonction : tuer), et c’est carrément irrecevable s’agissant de la bombe atomique, par exemple. Tout simplement parce que comme l’a bien montré Anders, un objet technique appelle à être utilisé, impérieusement. On ne dira donc plus avec Aristote que l’objet technique n’est ni bon ni mauvais, mais avec Platon qu’il est au minimum et bon et mauvais. Comme les armes à feu et comme leur nom l’indique, les pesticides servent à tuer — point.

DSC_2553Cette première parenthèse philosophique refermée, il faut ensuite élargir considérablement le champ dans lequel inscrire l’argument des industriels : si le produit n’est pas dangereux mais l’usage, alors le producteur du produit est toujours innocent et l’usager toujours (seul) coupable en cas de catastrophe. C’est exactement ce que cherche à nous dire le lobby : nous savons que les pollutions sont inévitables, mais pour ce qui est de la culpabilité, merci de regarder ailleurs. Là encore, l’argument est connu, c’est celui de la responsabilité de l’agent sur la structure. En clair, le mal est imputable individuellement à celui qui le commet, jamais à la structure qui le permet. Or, c’est là le point d’achoppement d’avec le politique. Puisque c’est l’usager, par exemple l’agent municipal, ou l’agriculteur, ou le jardinier du dimanche, qui commet la faute, ni l’industriel ni le politique ne sont concernés par l’imputabilité. Ils sont blancs comme neige. Voilà pourquoi le personnel politique laisse passer ce genre de discours irresponsable et même criminel : il se dédouane en le laissant passer. Voilà encore pourquoi Montesquieu professait à contre-pente de ce sophisme que « la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir ». Pouvoir vouloir ce que l’on doit vouloir, ou de manière moins opaque, l’action immorale rendue impossible ou moins rentable que l’action morale. Voilà bien la base de la politique. Mais alors, comment cette action politique se concrétise-t-elle sur le terrain ?

Unknown-1L’usage des pesticides ressortit d’une vieille habitude, contractée à partir des années soixante, dans le but d’éliminer radicalement, c’est le cas le dire, un certain nombre d’organismes jugés nuisibles. Or, d’emblée le gros couac de ces pesticides est leur structure d’action : un pesticide qui éradique une mauvaise herbe sans en tuer une autre jugée plus utile, élimine en fait à peu près tout et n’importe quoi à l’exception d’une ou deux choses. Le spectre d’action est très large, et toute une partie de la chaîne alimentaire est emportée dans l’action de ces agents, à l’avantage exclusif d’une plante le plus souvent.

Or, la France est devenue une consommatrice boulimique de pesticides, avec environ un kilogramme par habitant et par an. Evidemment, cela varie beaucoup selon les régions… et les cultures. J’habite moi-même dans une région où le vin est roi, et quand je dis qu’il est souverain je veux bien dire qu’il est au-dessus des lois. Il n’est pas un hasard que, selon une enquête de Que Choisir, un verre de vin est en moyenne trois-cents fois plus chargé en pesticides qu’un verre d’eau du robinet…

Home_Viticulture_1000x20

Pourquoi la viticulture ? Parce qu’elle se contrefout de l’écologie et de la santé de ses clients serait une réponse acceptable. Par exemple, il suffirait que les parcelles, entre chaque rangée de vignes, soient simplement enherbées, pour résoudre un certain nombre de problèmes. Mais pourquoi faire des efforts quand on n’a aucun compte à rendre ? D’ailleurs, l’administration lance régulièrement des alertes et des plaintes contre les pratiques de la viticulture, mais cette même administration se charge aussi d’arrêter les procédures pénales bien avant qu’elles n’arrivent devant un juge. Il y a ainsi des cas de vignobles qui ont été sujets de dizaines de plaintes sans suite de la part des autorités compétentes, le plus souvent sous le véto d’élus qui se verraient bien réélus.

Si le système fonctionne, c’est parce qu’il est essentiellement court-termiste et fractionné : l’habitude de l’utilisation massive des pesticides rassure le producteur quand à la prochaine récolte, mais sans donner de véritable visibilité sur le coût global ou cumulé du procédé. Ainsi, les Etats-Unis ont pu calculer que dans les années quatre-vingt-dix, les pesticides avaient coûté à l’Oncle Sam quarante milliards de dollars, pour un gain de productivité de seulement vingt-sept milliards. Comment est-ce possible ?

Cela vient de la censure privé/public. Parce qu’en réalité, le gros de la note, ce n’est pas l’agriculture qui la paye, mais l’Etat, le premier a donc tout intérêt à faire pression sur le second pour que rien ne change. Prenons un exemple un peu différent mais du même ordre : une entreprise qui a deux milles employés traverse une situation un peu plus tendue. Elle décide d’en licencier un millier pour sauver le millier d’emplois restants. Sur le papier, le calcul paraît vraisemblable. C’est une illusion. Car ce calcul ne prend pas en compte le coût réel de l’opération : quand on met bout à bout les allocations chômages, de logement, de sécurité sociale (l’alcoolisme, par exemple), de police (délinquance) que la précarité sociale engendre, il coûterait beaucoup moins cher de maintenir ces emplois par une subvention directe, voire une nationalisation de l’entreprise. En licenciant la moitié de son personnel, l’entreprise ne fait que déplacer la charge financière vers l’Etat sans l’annuler, tout en transformant en bénéfice nette une partie de cette subvention masquée. Pour en revenir à nos agriculteurs, c’est la même chose : l’agriculteur pollue, la Sécurité Sociale paye. Le résultat est un développement spectaculaire de cancers, de maladies comme Parkinson, d’autisme de l’enfant, etc.images-1

Vous allez maintenant me dire : que faire ? Bien sûr, je pourrais vous dire que si les particuliers (vous, moi) et les municipalités ne manipulent que dix pourcents des pesticides, ils représentent trente pourcents de la pollution des eaux. Et c’est vrai. Un usage plus prudent rendrait de grands services, d’autant que les stations d’épuration sont inaptes à traiter les pesticides, qu’elles reversent directement dans la gueule des poissons. Ce qui explique peut-être que nous soyons, nous Français, trois fois plus contaminés que les Américains, pourtant premiers utilisateurs mondiaux. Mais encore une fois, ce serait à nouveau confondre la responsabilité des agents et celle de la structure.

imagesJe dirais même : il ne faut surtout pas accabler les particuliers. Nous vivons dans un monde où la soif de justice redouble souvent les injustices. Par exemple, nous sommes sans cesse mis devant nos responsabilités, culpabilisés parce que nous ne trions pas nos déchets, ne donnons pas aux pauvres, etc., alors que la société entière est organisée pour polluer, paupériser, et toujours à l’avantage des plus riches dont l’activité industrielle produit à grande échelle cette pollution, tout en leur donnant les moyens d’adopter un mode de vie qui les préserve eux et leurs enfants. Je dirais donc qu’il faut dans un premier temps prendre conscience que le problème est ailleurs. Seriez-vous en effet si accablés de tristesse si les trottoirs, les cimetières, n’étaient pas lisses comme le crâne du Professeur Choron ? Et si les fruits et les légumes avaient un peu moins l’aspect de la cire ?

Il faut savoir en effet que les cimetières sont grands consommateurs de pesticides, comme s’ils devaient ressembler à notre désolation, ou à une clinique. Personnellement, je préférerais visiter mes proches disparus dans une belle verdure luxuriante, que dans un boulodrome ! Et cela est à mon avis valable de beaucoup d’espaces publics…

De même, l’une des actions individuelles possibles est de consommer bio, évidemment. C’est aussi de voter en direction d’une plus grande prise de conscience à accorder à l’écologie dans son ensemble, par exemple en votant localement pour les Verts (ce n’est pas l’élu du coin qui interdira la pêche). C’est surtout de se dresser dans chaque geste de sa vie contre le lobby industriel et l’hypothèque qu’ils nous imposent sur nos poissons, sur nos enfants.

Les commentaires sont clos.