Ce papier réagit à un article paru récemment dans 1Max2Pêche, mais il réagit en outre à une prise de position suffisamment répandue parmi les pêcheurs pour être commentée de manière critique.
Il y a plusieurs biais cognitifs et présupposés très graves dans cette opinion très répandue et dont le cri est « investissez-vous dans votre AAPPMA ». Mais si elle manque à mon avis de la plus élémentaire lucidité, elle ne manque à l’inverse pas de noblesse, ce qui explique sans doute son endurance ; mais voilà : on en fait ni bon roman ni bonne science avec de bons sentiments. Essayons donc d’abord de décrire cette thèse dont je me pose aujourd’hui en antithèse.
Il faut d’abord dire que la position de Geoffray, que j’appellerai loyaliste, est bien naturelle. A partir du moment où l’on vous dit que le marché du travail permet à chacun de s’enrichir, que le système scolaire est égalitaire ou que nos institutions permettent à n’importe quelle opinion politique de gouverner, et si on semble de surcroît vous en apporter quelques exemples (à défaut de preuve), il n’y aucune raison de douter que les causes des échecs individuels sont à chercher chez les individus eux-mêmes.
Néanmoins, on peut remettre en cause ou en tout cas douter de ces vérités bien établies, ne serait-ce qu’en jetant à un simple coup d’œil à la réalité sociale, et je m’en vais vous expliquer en quoi la thèse loyaliste est une construction paralogique.
Premier biais, ce que j’appellerais le « si-tout-le-monde-fait-un-geste ». La meilleure démonstration, non de l’inanité mais de la contre-productivité de cette idée, c’est le reportage de Cash Investigation sur les emballages plastiques. Il faut en effet comprendre que si tout le monde fait un peu… rien ne changera. C’est parce que nous trions les déchets, qu’ils (les industriels) peuvent se permettre de continuer à livrer les produits de consommation (comme les leurres) dans des packagings disproportionnés. De la même manière, apporter son énergie et son temps à une Appma, ce n’est pas seulement cautionner le système (ce dont à la rigueur on se moque bien), c’est surtout l’entretenir : le système fédéral se nourrit de la sueur des bénévoles. Il aime par-dessus tout que des types, braves ou pas, dociles ou frondeurs, donnent bénévolement leur temps pour lui. Imaginez que demain la garderie, donc la collecte des taxes, l’administration réelle et effective de la pêche, le nettoyage des berges, les écoles de pêche, les compétitions, ne soient plus assurés par les bénévoles… Que se passerait-il si la responsabilité qui incombe à la FNPF n’était plus déchargée sur les épaules de malheureux, prêts à tant de sacrifices pour les milieux et la pêche ? Si vous ne voyez pas bien, imaginez la situation inverse : que demain les grandes entreprises comme Vinci ou la SNCF n’aient plus à entretenir elles-mêmes les réseaux qu’elles exploitent, et que des citoyens se portent volontaires pour faire gratuitement le sale boulot à leur place ? Le bénévolat est souvent la pointe avancée du capitalisme.
Car je ne parle pas de confier la gestion des rivières au secteur privé. Cela ne serait pas pire car cela serait au fond la même chose : le système pêche a réinventé un genre de capitalisme d’Etat à la sauce soviétique, où la bonne volonté idéologique sert de mèche à la montée par capillarité des capitaux vers le sommet de la bureaucratie la plus inepte. En résumé, si vous voulez que les choses changent, surtout ne vous investissez pas dans une Appma !
Ben mon colon !
Autre biais : s’imaginer que des individus pourraient de l’intérieur, façon entrisme trotskiste, changer un système en en jouant le jeu, c’est tout simplement croire qu’on abolira la gravité en lui jetant des pierres. Sans entrer dans des détails fastidieux, la fonction d’un tel système (halieutique) est d’abord digestive : suffisamment fort pour ingérer tout ce qui passe, le système est aussi suffisamment élaboré pour rejeter ce qui lui semble trop exotique. Ce n’est qu’une question de temps pour que la triade appma-fédé-fnpf reconnaisse et adoube ceux qui partagent son idéologie, convertisse les hésitants, enfin éjecte les éléments réfractaires ou perturbateurs. Ce système d’élections gigognes est en fait un tube digestif, son efficace est toute dilatoire, car gagner du temps, c’est garantir la pérennité du système en le laissant accomplir mieux sa fonction. Levez la main ceux qui sont entrés dans leur Appma pétris de bonnes intentions, et ressortis dégoûtés, comme d’un ventre nauséabond ?
Quant à l’affirmation selon laquelle notre système halieutique serait le plus démocratique, il est difficile de ne pas rire… ou pleurer. Nous vivons une période de grand flou intellectuel, où l’on confond en fait les concepts et les conceptions : on va ainsi dire que nous ne vivons pas en France dans un pays démocratique, en oubliant qu’aucun critère ne permet d’affirmer une telle chose : on peut certes avoir une conception de la démocratie plus exigeante (j’en suis), cela ne change rien à l’amplitude du concept de démocratie qui englobe bien nos institutions. Mais je suis au regret de dire que cette souplesse, cette largesse d’esprit du concept de démocratie n’englobe pas le système pêche. Rien n’est moins démocratique que le système électif fédéral que nous connaissons en tant que pêcheurs. Il faut en effet avoir un peu de bon sens analytique : l’idée de Geoffray, répandue jusqu’au lieu commun, est que pour changer les choses, il faut parvenir à dégager, ou disons plus poliment à diluer la moyenne d’âge élevée des bureau d’APPMA. Mais si notre système pêche est aussi démocratique que le chante Geoffray, alors il ne faut rien changer : nos papis, démocratiquement élus, sont bien à leur place et vouloir les remplacer est une prise de position totalitaire des plus diffamantes pour nos institutions. Là encore, on voit bien que le discours loyaliste n’est pas tenable et renferme une contradiction : soit on accepte l’idée que notre système électif halieutique est démocratique et il n’y a rien de plus à ajouter, soit on constate par ses effets qu’il ne l’est pas et il faut en changer (on revient alors au point traité précédemment : l’entrisme).
Je propose alors de mettre cul-par-dessus-tête la perspective de Geoffray pour nous demander : pourquoi ces bureaux sont tenus par des retraités ? Vous voyez immédiatement, que poser la question de cette manière ouvre droit à l’analyse, ce qui est bien différent du fokon-yaka de la première hypothèse. Constatant que la structure d’âges des représentants est inverse de la structure d’âges des pratiquants, allons-y gaiment : pourquoi les vieux tiennent-ils le game ?
– les Appma, par définition, se tiennent, et leurs réunions, à la campagne, loin de la population de pêcheurs
– ce type de bénévolat nécessite de disposer de beaucoup de temps, ce qui exclut la majorité des actifs
– être élu à un bureau d’Appma ne permet en rien d’avoir la main sur l’organisation de la pêche. Cela se passe à un, voire deux échelons plus haut.
– quand bien même, dans de nombreux départements, l’argent des cartes ne constitue que 20% du budget de la Fédération, le reste provient de subventions qui placent la Fédération sous tutelle du Conseil Général.
Ce que nous venons de faire est bien une analyse, en bonne et due forme, même si elle est beaucoup trop rapide. Ce qui est bien différent des envolées éditoriales, la main sur le cœur, pour que les Français cessent de jouer les Gaulois fainéants. Nous venons de comprendre la structure élective de la pêche en France. Pour le dire par une image, c’est comme si, pour élire nos Présidents de la République, les élections étaient organisées chaque année dans le Cantal, dans des isoloirs accessibles uniquement de 15h à 17h30 en semaine, etc. Et comme si cela ne suffisait pas, cela ne donnerait que de moyens électeurs chargés à leur tour d’élire de grands électeurs parmi d’anciens moyens électeurs, qui à leur tour désigneront parmi eux le Président de la République. Pour appeler cela démocratique, ce n’est pas d’une bonne dose de culot qu’il faut, c’est d’une bonne dose d’aveuglement. Le système-pêche a tout simplement créé un personnel politique à son image, garant de la structure.
Le plus grave est que ce genre de discours possède un pouvoir culpabilisant démentiel. Je vois régulièrement des gens dépités, m’expliquer leur engagement de bonne foi, le sacrifice auquel ils ont consenti, puis leurs désillusions, leur abandon finalement, et avec lui la culpabilité terrible de n’avoir pas pu changer les choses, d’avoir baissé les bras. Les porteurs d’espoir doivent reconnaître qu’ils sont aussi de grands pourvoyeurs de désespoir. Par leur faute, des milliers d’homme sont envoyés au casse-pipe, missionnés pour renverser le sens du courant, puis humiliés, dégoûtés parfois purement et simplement de la pêche à la ligne dont ils perdent définitivement la passion.
Pour le dire plus abruptement, plutôt que de faire la morale aux gens, les journalistes et personnalités de la pêche feraient mieux d’essayer de saisir pourquoi les gens adoptent telle ou telle morale.
Mais j’en vois qui disent : oui mais alors que faire ? que proposes-tu ? Je pourrais expliquer pourquoi on peut proposer une analyse sans proposer une action, mais ce serait trop long. Disons alors que les élections, si elles ne sont pas la vertu du système pêche, sont en tout cas sa faiblesse : il ne faut pas s’investir dans son Appma, cela ne sert à rien, par contre il faut essayer de l’investir. Je m’explique : il ne faut pas jouer le jeu institutionnel mais lancer des raids contre lui. Motivez une bande de copains, surgissez par surprise aux élections, votez pour prendre le bureau, et là, pendant le temps que ça dure, faites-vous plaisir ! L’Appma a des économies ? Commandez des kilos de black-bass ! Elle avait l’habitude de balancer des truites en carton, commandez-en deux fois moins et installez la frayère à brochets de vos rêves. Allez à la mairie négocier la mise à l’eau qui manque, proposer à l’école locale des journées de sensibilisation. Les vieux reprendront le pouvoir, la Fédération Nationale les y aidera, mais ce que vous avez fait, ils ne pourront complètement le défaire…