(Dernière partie de notre article fleuve sur les patterns.)
A l’instar du mécanisme de certaines horloges, il y a un mouvement perpétuel entre pattern et technique. Une relation de flux et de reflux, autoalimenté et éternel, entre la technique qui interroge le pattern, et le pattern qui met en question la technique. Et ce mouvement pendulaire se transmet directement au leurre, qui va et vient sous l’impulsion de cette énergie… et l’entretient à son tour. On voit d’ailleurs bien en action de pêche que la lassitude est un effet insidieux d’une fatigue non pas morale ou psychologique, mais presque intellectuelle et physique. Cinétique, j’ai envie d’écrire. On lance et ramène son leurre… mais en dessous, dans la trame profonde qui noue le pêcheur à l’eau, quelque chose est enraillé. Et ce n’est pas tant le fait que « ça ne morde pas » que celui, beaucoup plus démotivant, que le moteur de la pêche aux leurres est en panne. Je lance mon leurre mais ma technique ne me dit rien du pattern là-bas. Je ramène ensuite mon leurre, mais l’au-delà dans lequel je l’ai trempé est glissant ; aucune technique qui me soit connue ne semble capable d’en percer le mystère (le pattern).
Le professeur de musique de Mozart répétait souvent à son jeune et génial élève de ne pas se soucier des modes, et de créer la musique qui lui plaît. Pour se justifier, il aimait à dire qu’une pendule arrêtée indique deux fois par jour la bonne heure… De la même manière, il arrive, et ce n’est pas forcément anecdotique, que l’on procède à l’inverse de la démarche logique qui voudrait qu’on enquête sur le comportement des poissons, via des techniques, puis qu’on établisse un pattern, avant de coucher à nouveau sur ce pattern une technique (notre fameux mouvement pendulaire). On peut très bien en effet arrêter la pendule pour s’attacher à une technique, puis attendre que les poissons y répondent. Ça n’a à notre connaissance pas de nom, mais ça pourrait très bien s’appeler clockfishing en hommage au professeur de Mozart. Plusieurs raisons peuvent motiver ce choix. La première, sans doute la plus importante, c’est que mieux vaut se contenter de ce qu’on sait faire. Surtout en compétition. Constatant qu’il n’y a pas qu’un seul pattern lors d’une sortie, rien ne nous oblige à rechercher le pattern dominant. Par exemple, je suis vraiment le plus mauvais skippeur du monde. Plutôt que décrocher mon leurre dans les arbres toutes les deux lancés et défaire des perruques toute la journée, je vais plutôt tourner le dos au cover, au sens propre comme au sens figuré, et par exemple chercher un pattern tournant autour d’une cassure s’il y en a une. Je suis même en droit de dire qu’à un moment ou un autre de la journée les poissons vont passer par là, ou que les poissons logés ici seront à leur tour actifs. De la même manière, on peut très bien « attendre son heure », et pour ne pas risquer de manquer son coup du soir en essayant de prendre les poissons enterrés dans les profondeurs, pêcher au stickbait les shallows pour être fin prêt quand ils monteront. Et de cette manière, accélérer sûrement le processus en « appelant » les poissons par ces chasses simulées. Il y a en outre le plaisir, tout simplement. Greg Steff, lui, aime trouver « son » pattern, il déteste imiter et suivre un autre. Il s’empare donc fréquemment de sa technique préférée (le crankbaiting), pour essayer de prendre ses poissons à lui, de la manière qui lui plaît. La notion de challenge personnel n’est jamais très loin, à la pêche.
Last but not least : l’efficacité, tout simplement. Ce n’est pas forcément un pis-aller ou en désespoir de cause qu’on se focalise sur une technique, au mépris du pattern. Par exemple, si vous êtes un très grand spécialiste du spinnerbait, il est fort à parier que vous parviendrez à prendre du poisson partout, tout le temps, et que cet entêtement à ne pêcher que spinnerbait vous sera très utile à la longue. Beaucoup de grands pros US sont en fait des gars qui ne maîtrisent qu’une ou deux techniques, mais avec une perfection telle, qu’ils prendraient des sandres en flipping dans les fosses de nos fleuves (en exagérant quand même) !
Souvenez-vous le dernier Bassmaster Classic : la plupart des pros n’ont pas cherché à s’improviser à une technique qu’ils ne maîtrisent pas. C’est presque en dépit du bon sens (commun) que certains sont allés pêcher flipping des grandes bouches dans un lac majoritairement peuplé de petites bouches. Mais ces grands professionnels savent que pour gagner, mieux vaut exploiter un pattern moyen avec une technique maîtrisée, qu’un très bon pattern avec une mauvaise technique ! A Hourtin, idem, lors de la dernière finale du Défi Predators : les vainqueurs comme les seconds l’ont clairement exprimé dans les différentes interviews qu’ils donnèrent à Predators : plutôt que de courir après des sandres dont ils ne sont pas spécialistes avec des techniques qu’ils ne pratiquent pas assez, ils sont allés chercher des patterns moins attendus mais avec des techniques qu’ils connaissent sur le bout des doigts et pour lesquelles ils sont entrainés. Sur une manche du Défi National Predators Ouest enfin, à Mimizan très exactement, pas mal de leaders se sont cassés les dents, en voulant faire fi de ce principe de base. David Dubreuil, par exemple, est parti pêcher une « boule » de baitfishes au milieu du lac. Sans grand succès, d’ailleurs. Quand il revient près de la bordure, il croise des équipages qui longent les nénuphars. Il observe un moment un duo manquer deux brochets d’affilée à la frog ! Et pour cause, ils utilisent des cannes spinning medium ! Ceux-là ont trouvé un excellent pattern, mais ne se sont pas équipés, matériellement et empiriquement, pour l’exploiter. David à ce moment-là baisse les yeux sur la moquette de son bassboat : un combo idéal pour la frog dormait à ses pieds… Mais il était trop tard.
Ainsi, à la pêche aux leurres, il n’y a pas « d’heure juste », chacun voit midi à sa porte et l’on peut très bien chercher midi quatorze heures… comme on peut très bien arrêter l’horloge et attendre que le temps nous rattrape… Pour bien comprendre ceci, il suffit d’observer que ces deux dialoguants que sont la technique et le pattern, sont comme des interlocuteurs dont le transactionnel ne peut se départir de certaines préférences. Ainsi, certaines techniques appellent certains patterns plus que d’autres, et certains patterns répondent mieux à certaines techniques. C’est l’évidence. Cependant, il existe peu d’étanchéité effective entre un pattern et une technique. Le dialogue est toujours possible. On prend bien des poissons en plein hiver en surface. L’idée du clockfishing, puisque nous l’appellerons ainsi, c’est d’utiliser ce maillage qui lie patterns et techniques, pour contourner la méthodologie usuelle de la recherche de poissons. Nous n’allons plus enquêter sur le pattern, nous allons l’attendre.
Quand un junkfisher pêche drop shot très profond puis lance son stickbait, il ne teste pas des techniques, non : il teste des patterns dans le but de trouver la technique… et décide ensuite s’il veut exploiter ou non cette technique et ce pattern. Vu de l’extérieur, on croit alors voir un pêcheur qui pêcheur qui pêche de manière un peu anarchique. Il n’en est rien. Il a une méthode. Il évalue sur son secteur quels sont les patterns possibles. Tous les patterns possibles. Alors il les essaye. Tous. Pour cela il emploie des techniques, mais ce n’est pas la technique qu’il recherche. Et l’erreur du débutant est de croire que l’on cherche un leurre ou une technique.
La différence entre clockfishing et junkfishing, c’est que le clockfishing n’utilise qu’une seule technique. Tandis qu’on retrouve encore dans le junkfishing totalement ce dialogue du pattern et de la technique, ce mouvement pendulaire mené par le leurre, le clockfishing arrête la pendule sur une heure arbitraire, et n’en bouge plus. « Je ne connais pas le pattern, ou je ne maîtrise aucune des techniques semblant répondre à ce pattern, donc plutôt que de faire n’importe quoi je vais camper sur mes positions ». Voilà ce que pourrait être le crédo du clockfisher.
« Il y a toujours quelques poissons à prendre dans le cover, à toutes saisons. Je suis entrainé à pêcher ou rubber jig, j’ai un bon pitching : je vais les prendre. » ou « Je ne sais pas pêcher verticale, mais en finesse je suis assez doué ; qu’importe qu’ils les prennent ainsi, moi je les prendrais en drop shot ou en linéaire light, je trouverai mon propre pattern, celui répondant à ces techniques » ou encore « Pour l’instant les poissons répondent bien au jerkbait à la cassure, mais je ne connais pas le lac et le coloris semble important car je ne le trouve pas, je vais donc pêcher topwater pour être prêt le premier quand ce sera l’heure ». Si une fois dans votre vie de pêcheur vous vous êtes fait l’une de ou l’autre de ces réflexions, alors vous avez eu l’intuition de la méthodologie du pattern, et avez été un clockfisher… avant l’heure !
Regardons maintenant en arrière. Nous avons voyagé sur le corps du pattern, et nous avons exploré avec lui, presque sans nous en rendre compte, tout le territoire de la pêche aux leurres. Un pays étrange, onirique et bouleversant, uniquement peuplés de messagers et de poissons ; une nation dont on ne peut apprendre la langue ; un univers qui ne remet pas les pendules à l’heure, qui ne vise pas le mil de la cible ; un monde enfin, où les pêcheurs demandent aux poissons, où trouver un lampadaire…
Un régal à lire!!!ont en redemande