Amine Sébastien Kolatek… Ce nom ne vous dit peut-être rien, mais rassurez-vous : les milliers de fans qui suivent ses aventures ne savent peut-être pas qui est David Dubreuil ou Ryusuke Hayashi. On est toujours l’ignorant d’un autre. Car Amine est un « youtuber », et beaucoup de jeunes d’aujourd’hui vont puiser leur savoir sur Internet, à l’exclusion de tout autre canal d’information…
Ils s’appellent Aminiakk Fishing, Feeling Fishing, Aquabidule35, ils ont tous en commun d’être à la fois parfaitement inconnus des pêcheurs des revues, et de véritables vedettes sur Youtube. Or, cette hétérogénéité radicale est bien le fait majeur du phénomène Youtube : tandis que le lectorat traditionnel demeurent totalement indifférents aux effets de style des youtubers, la plupart des très jeunes pêcheurs, qui n’ont pour ainsi dire jamais ouvert un magazine, reçoivent tout le savoir halieutique de ces précepteurs d’un genre très nouveau. Mais peut-on pour autant parler d’un schisme vers deux cultures halieutiques ?
J’ai moi-même, dans le cadre de mon travail pour deux marques, réalisé une enquête mettant en évidence que tandis que les plus de trente ans restaient plutôt très attachés au papier imprimé et à la télévision, les plus jeunes, et particulièrement les adolescents, jurent essentiellement par les chaînes Youtube. Amine (Aminiakk Fishing) cumule ainsi plus de vingt milles abonnés ! Avec ma misérable chaîne Numa Fishing, je peux me rhabiller… C’est d’autant plus admirable que d’autres projets, plus professionnels quant à la forme (ainsi fishing-tv ou Fish-Me), n’ont jamais connu un tel succès, quand bien même gratuits et dématérialisés. Comment l’expliquer ?
Il faut d’abord signaler que les moyens à mettre en œuvre pour certaines réalisations sur le web nécessitent des fonds importants qui condamnent en réalité de facto leurs auteurs. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’industrie de la pêche investit encore peu sur Internet ; elle en déplore en effet le caractère incontrôlable, elle a donc tendance à investir dans des projets dont elle est certaine qu’elle en maîtrisera le contenu… ce qui a pour effet immédiat d’en détourner les internautes. Comme nous l’a confié Stéphane Durand-Robin (Culture Fish), ce qu’attendent les annonceurs est exactement ce qui fait fuir les internautes, et réciproquement. Mais pourquoi ?
On peut dire sans trop s’avancer que la communauté Internet n’est pas très exigeante quant à la vérité du contenu, mais très susceptible quand à sa véracité : qu’importe que vous connaissiez la vérité, l’important est que vous soyez sincère. Démarche très kantienne, mais ici tout le monde se fout par ailleurs de Kant : le savoir, dispensé gratuitement sur la toile, n’y vaut en réalité — et parce que cela — rien. Ce qui compte, c’est donc l’authenticité. Voilà pourquoi les industriels de la pêche échouent avec Internet : ils investissent sur Internet pour investir Internet, mais répugnent à investir Internet en investissant sur elle. En d’autres mots : ils en refusent les règles. Mais comment mesure-t-on cette authenticité, ou, plus cyniquement, comment la recréé-t-on ?
J’ai donc posé un peu indirectement la question à Amine, qui m’a formulé cette réponse : « Quand je fais ma vidéo, j’essaie de garder toujours en tête qu’il faut que je reste véridique et proche des abonnés. Comme s’ils pouvaient s’identifier à moi par le biais de mes vidéos. Il est clair que parfois cela n’est pas parfait, mais c’est cette imperfection qui fait la sincérité de mes vidéos. » Les mots-clefs lâchés (« véridique », « proche », « s’identifier », « imperfection = sincérité »), comment maintenant les comprendre ?
Ce qui semble évident, c’est que sur Youtube plus qu’ailleurs, le fond et la forme doivent coïncider. Or, Internet étant un peu le bazar magnifique, un travail trop professionnel y est souvent assimilé à de la simple communication publicitaire, à une pure hétéronomie. Le youtuber au contraire montre patte-blanche en ne cachant pas une grande part d’improvisation et de bricolage. Ainsi, le décor de l’appartement du youtuber, où sont tournées la plupart des séquences, n’est pas un non-décor. C’est bel et bien un authentique décor dans le sens d’un décor authentique. Comme décor par défaut (la fameuse imperfection), l’appartement en désordre sécrète une authenticité qui finit par faire décor. Le studio du youtuber ou sa chambre d’adolescent (Antoine Daniel), surtout s’il sont modestes, sont en effet le lieu idéal d’un discours qui se veut un langage de véracité, forcément plus intimiste que le langage de vérité qui se prononce toujours peu ou prou ex cathedra.
On le devine, la part de spontanéité et de travail dans ce genre de mise en scène est assez difficile à distinguer. En réalité, je pense que les opérateurs de ce genre de medium n’ont pas à exercer consciemment un travail de mise en scène : c’est le long voisinage avec la forme de communication choisie (en tant que récepteur), qui conditionne le futur youtuber, futur émetteur, à intégrer les codes dont il va ensuite jouer. Il est en effet peu crédible qu’untel ait délibérément laissé son linge sale sur le sofa depuis lequel il s’exprime, mais il est aussi peu probable qu’il l’ait simplement oublié là. La vérité est entre les deux, elle appartient à un long travail inconscient d’assimilation. (Quand je posai la question à Amine, sa réponse, dans un bel éclat de rire, a été : « non ça, par exemple, c’est une erreur de cadrage, j’évite au maximum de montrer les choses intimes. ») Aussi, pour répondre à la question que nous posions — comment recréer les conditions de l’authenticité ? — il faut être sincère. Pure pétition de principe, mais qui assure le système de défense d’Internet contre l’extérieur et ses impostures, en produisant elle-même ses leaders d’opinion.
De même, si les médias traditionnels (je veux surtout désigner par là la presse) a tendance à ne pas assumer complètement la part de consumérisme contenue dans son discours, sur ces chaînes ce genre d’hypocrisie est mieux qu’impossible, elle est carrément superflue : acté le fait que la consommation est un mode d’individuation à part entière, celle-ci se trouve constamment mise au-devant de la scène. On est porté par les marques autant qu’on les porte. Ainsi, le cérémonial de « l’unboxing », purement inintelligible pour un has been dans mon genre, permet au consommateur de vivre ou de revivre les émotions de l’acte d’achat. Toutefois, se penser en tant que consommateur est autre chose que se penser en tant qu’amateur ou expert ; cela implique une complète refonte de la relation de l’émetteur au récepteur. Qu’est-ce à dire ?
Tandis que la presse halieutique en générale est le lieu privilégié de la technicité, qu’on y déroule un langage d’experts à l’attention d’amateurs éclairés, les youtubers distillent un discours à la fois plus ample, plus bavard dira-t-on moins méliorativement, mais aussi beaucoup moins renseigné. On y parle certes sur le mode pédagogique, voire professoral, le contenu est néanmoins le plus souvent indigent, quand il n’est pas franchement erroné. On a alors plutôt l’impression d’un jeu de rôle : un élève plus charismatique que les autres prend la place du professeur. Il joue à être le professeur. Qu’importe que son discours ne soit pas aussi crédible que celui de KVD, seul compte qu’il ait été élu par ses semblables pour le faire. Statut et statue aux pieds d’argile, puisque si l’expert demeure propriétaire de son capital intellectuel, le youtuber jouit d’une autorité qu’on lui prête. Internet, lieu du déni absolu de la propriété intellectuelle, produit des intellectuels sans savoir propre, à qui elle attribue un rôle : le youtuber est ainsi l’acteur d’une culture, mais il n’en est jamais son auteur (pour faire une distinction un peu hobbesienne). Mais en quoi diffère alors l’acteur, qui porte un message, et l’auteur, qui en revendique la propriété ?
Vous l’aurez compris, le youtuber est d’abord un porte-parole. En cela il est l’acteur d’une communauté d’auteurs, qui est en même temps son auditorat. Or, qui dit porte-parole dit parole. Cette dernière est capitale dans le système des youtubers, avec toutefois un déplacement fonctionnel important : dans la vie dite « de tous les jours » (médiatique, politique ou simplement sociale), la parole vaut surtout quand elle est donnée (Cahuzac qui donne sa parole qu’il n’a pas de compte à l’étranger…) ; sur Youtube, la parole la plus ordinaire, en tant qu’acte possède une valeur en soi. C’est qu’elle est la transparence qui manque au web — sa conscience. Si j’écris dans une revue que je suis sponsorisé, aussitôt la relation qui me lie au lectorat va s’opacifier : serai-je encore sincère ? Il suffit au contraire à un youtuber de dire sincèrement « je suis sponsorisé » pour que se matérialise la présence du sponsor au sein de l’espace d’Internet : la parole réalise la virtualité. Il n’est donc pas même besoin de parole donnée : aucun écart n’est possible entre la virtualité d’un énoncé et un énoncé sur la virtualité… L’énonciation est annonciation. En un sens, sur Internet il n’est de phrase constative que portant sur l’extérieur, toutes les autres sont performatives.
Je vous donne en conséquence rendez-vous sur ce blog dans quelques jours pour lire une interview d’Amine. Je pense en effet que ces youtubers ont décidément quelque chose à dire. Car d’une manière générale, n’est-elle pas amusante enfin, cette distorsion complète, entre d’un côté un « milieu de la pêche » (Gifap, marques, presse, Fédérations…), et qui se veut très soucieux de promouvoir notre loisir auprès des jeunes, et de l’autre les jeunes pêcheurs, parfaitement indifférents à cette délicate intention (dont l’expression n’arrive d’ailleurs jamais jusqu’à eux), qui seuls et sans aucune aide s’approprient et réinventent le loisir pêche ?
Sur la différence entre l’amateur et le consommateur :
Apprendre les rudiments du montage avec Amine :